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Croix-Rouge, qu’un zèle ardent et une charité insensible à la réclame conduisent vers les hôpitaux marocains, rangées sur la passerelle, poussent des petits cris de commisération et d’effroi, et joignent les mains en gestes précieux. Mais elles n’ont pas vu un pauvre ménage de douanier dont la femme a fait la traversée, couchée sur le pont entre un kabyle mort la veille et des soldats indisposés par le mal de mer. Ce couple infortuné, encombré par ses pauvres colis, arrive tant bien que mal à se caser au fond d’une barcasse où il retrouve avec joie le poupon de deux mois, oublié par le mari, et que des marsouins diligens ont fait passer de main en main.

Les chevaux, les bagages, les canons, dont un spectateur novice déclarerait le transbordement impossible, descendent plus aisément, suspendus à des palans qui les déposent avec précision et sans secousse dans les embarcations. Les treuils grincent, les matelots crient, le désordre paraît à son comble, mais, dans ce tohu-bohu apparent, le second du navire, sourd aux indications bourdonnantes des uns, aux recommandations affolées des autres, pointe avec calme ses connaissemens et veille à ce que les cales se vident avec méthode. Il y parvient, non sans difficultés.

Cependant, la première barcasse est chargée jusqu’au bord avec ses quatre-vingts passagers. Une vedette vient la prendre à la remorque et, péniblement, à travers les lames, la traîne vers le port. Les marsouins acclament la terre d’où beaucoup ne reviendront pas. Ils sont tout joyeux d’avoir quitté le navire, ses entreponts surchauffés, sa nourriture sommaire, ses odeurs écœurantes. Ils criblent de lazzis les bateliers indigènes dont le regard éteint et la face impassible trahissent malgré tout l’insondable mépris du musulman pour le roumi. Le douanier comprime avec peine ses dernières nausées ; sa femme, aux yeux mornes, serre machinalement le poupon qui semble plongé dans le coma. L’amarre qui s’est rompue deux fois pendant le trajet est enfin larguée ; la barcasse court sur son erre, la houle s’apaise. Un léger choc, et l’on est à quai.

Le Tout-Casablanca des premières y est réuni. Les uniformes bigarrés de l’ « armée d’Afrique, » les toilettes blanches des épouses, les ombrelles claires des demi-mondaines papillotent au gai soleil du matin. Les amabilités douceâtres, les complimens sucrés, les commentaires fielleux s’échangent en