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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/559

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que, après chaque halte horaire, la distance paraît toujours aussi grande. Et les troupes marchent toujours, dans une torpeur lourde, d’où la curiosité enfin satisfaite ne peut les faire sortir.

Soudain, un officier affairé passe au galop de son cheval et jette un avis essoufflé : « Le général Moinier est venu au-devant de la colonne et la regarde défiler. » Aussitôt les têtes se redressent, les jarrets se tendent, les pas cadencés martèlent le sol. Sans ordres, par un souvenir machinal des anciens honneurs abolis, les bretelles de fusil s’ajustent, les armes se placent aux épaules, une joie orgueilleuse brille dans les regards. Et plus loin, la colonie européenne de Fez, où se remarque une femme qu’on devine élégante et jolie sous le flottement soyeux de ses voiles arabes, admire à son tour les troupes dont les figures hâves disent les privations, dont l’allure fière explique les exploits.

Mais la colonne Gouraud se dirige vers les emplacemens de bivouacs qui lui sont réservés, à trois kilomètres de la ville, près de la résidence d’été du Sultan. Elle longe le mur élevé de l’Aguedal, traverse le pont de l’oued Fez et passe devant le camp des colonnes Brulard et Dalbiez qui bordent la route de Dar Dbibar. Des appels joyeux se croisent, des interrogations et des bienvenues s’échangent. Les premiers arrivés crient leurs impressions aux nouveaux venus qui, peu à peu, les écoutent à peine, car la réaction nerveuse se produit, la fatigue reprend ses droits et le désir maladif du repos supprime toute autre préoccupation.

On arrive enfin : « Les troupes campèrent à 1 500 mètres de la ville, dans les jardins de Dar Dbibar dont le palais sert de résidence au général Moinier. Ces jardins, arrosés de nombreux canaux, sont le plus agréable séjour qui pût être offert aux troupes fatiguées. » Mais cette alléchante description, qu’on pouvait lire dans le Temps du 27 mai, ne correspondait pas à la réalité. Les jardins du Sultan sont réservés aux officiers, plantons et cuisiniers des états-majors ; leur accès est rigoureusement interdit aux simples combattans. Et sur un plateau caillouteux, sans herbe et sans arbres, où le vent soulève des tourbillons de poussière tenace et rougeâtre, où 1 700 chameaux, 500 chevaux et mulets vont accumuler leurs immondices au milieu des troupes, la colonne Gouraud va s’installer.


PIERRE KHORAT.