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morale. Car la science est œuvre d’expérience, œuvre de raison. À ce titre, elle ne relève d’aucun dogme, d’aucune tradition. Et la démonstration scientifique, seule susceptible de conquérir l’assentiment de tous les esprits, est aussi la seule puissance capable d’imposer l’unanimité morale. C’est surtout à partir de 1894, à la suite des fameuses discussions soulevées par l’article de Ferdinand Brunetière où il proclamait l’impuissance de la science à fonder une morale, que les philosophes semblèrent se piquer au jeu. Et c’est en effet après cette date qu’ont paru les livres qui ont essayé de constituer chez nous une morale scientifique.


II

Voici donc, au moment présent, quel est l’état des esprits. Les uns acceptent encore l’abri du vieil édifice moral : spiritualistes et chrétiens, ils estiment que ses fondemens sont les seuls solides ; ils pensent que son aménagement est le meilleur que puisse découvrir l’humanité. En dehors de la tradition et de la philosophie chrétiennes, il n’y a que deux façons de construire la morale. Ou on part du fait de l’obligation et, par des suites d’analyses très fortement enchaînées, on tente d’édifier un système de formules et de prescriptions qui s’imposent nécessairement à tous les esprits ; on déduit ainsi comme une sorte de mathématique morale, c’est ce qu’avait voulu faire Emmanuel Kant. Ou on cherche, en partant de l’observation des faits, de la constatation expérimentale de la conscience et des mœurs humaines, à tirer par induction les lois morales ; on suit alors, de plus ou moins près, les traces d’Auguste Comte.

Morale chrétienne, morale criticiste déduite a priori du fait du devoir, morale positiviste ou naturaliste tirée par induction de l’expérience morale, telles sont les trois sortes de systèmes entre lesquels ne peut manquer de se partager toute l’activité de la pensée philosophique. Ou le Devoir, en effet, a besoin d’un législateur qui l’édicté et le justifie, et par son absolue valeur comme être confère à la loi une valeur également absolue ; ou le Devoir est la plus haute valeur, il est véritablement et par lui-même absolu, et, dès lors, il n’a besoin de rien ni pour être ni pour se justifier, c’est lui au contraire qui justifie tout ; ou