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mêmes, tous ont formulé des règles, prescrit des actes. Et tous aussi ont prétendu diriger vers des buts la conduite humaine. Tous ont cru que la morale avait pour objet d’apprendre à faire le bien ; ils ont pu n’être pas d’accord sur la nature du bien et sur la valeur des fins, mais aucun d’eux n’a mis en doute l’existence des fins mêmes et la possibilité de les connaître et de les atteindre.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si tous ceux qui croient encore que la spéculation morale a sa fonction propre et irréductible, ont dénoncé avec force l’attitude des sociologues.


I

Les premières critiques qu’ont soulevées MM. Durkheim et Lévy-Brühl leur sont venues du kantisme. Et le principal reproche qui leur a été adressé a été celui d’imposer à l’homme les commandemens sociaux, et ainsi de rendre la morale hétéronome, de constituer par le conformisme social une orthodoxie nouvelle, aussi mortelle à la raison et à la libre pensée qu’ont pu l’être tous les anciens dogmatismes. M. Cantecor rappelle avec insistance que toute la pensée moderne n’est fondée que sur la liberté de penser, et que d’avoir secoué le joug des théologiens ne serait pas un progrès, si on ne l’avait secoué que pour tomber sous le joug des sociologues, de quelque nom qu’ils s’appellent. L’autonomie de la raison n’est pas moins indispensable dans les questions de conduite que dans les questions de vérité. L’individu, depuis Descartes, depuis Kant, est émancipé, et c’est en vain que l’on voudrait revenir sur cette émancipation. Elle était inévitable, elle est légitime. Elle était inévitable, car, un jour ou l’autre, l’homme devait s’apercevoir que, dès qu’il s’interroge et qu’il réfléchit, c’est sa raison, et sa raison, seule qui juge de la vérité des jugemens et de la légitimité des actes ; elle est légitime, parce que l’homme ne peut juger qu’avec l’instrument qu’il a et qu’aucun autre ne vaut que dans la mesure où il est authentiqué par celui-là. Il se peut qu’il y ait à cela quelque danger et que cette émancipation fasse courir quelque risque, mais les plus grands risques ne sont-ils pas pour l’individu qui se lèvera seul en face des forces sociales ? D’ailleurs, de deux choses l’une : ou le novateur se trompe ou il ne se trompe pas ; s’il se trompe, comme il n’y a pas de chance