Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/794

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rare souplesse d’esprit, non seulement les lacunes des théories de M. Durkheim, mais encore les concessions que ce philosophe ne peut s’empêcher de faire dès qu’il en est pressé par quelque contradiction. Car, s’il y a une attitude qui paraît opposée aux premiers écrits de M. Durkheim, c’est celle qui voudrait construire une morale théorique, distincte des faits sociaux, qui discuterait sur l’ordre et la hiérarchie des fins et arriverait à faire dépendre l’obéissance des hommes aux prescriptions morales, non pas tant de l’autorité sociale que de la raison. Or M. Parodi fait justement remarquer, et avec beaucoup de finesse et d’à-propos, que, lorsque M. Durkheim a été amené à expliquer sa pensée devant des contradicteurs, et en particulier à la Société de philosophie, il a reconnu, ce qui d’ailleurs se trahissait parfois à travers ses livres, que la vie sociale était la fin principale poursuivie par les communes manières d’agir, que l’autorité sociale était ainsi justifiée par sa fonction, et qu’en fin de compte l’homme qui se soumet au devoir l’accepte aussi parce que sa raison lui montre la valeur des prescriptions collectives. De son côté, M. Lévy-Brühl, dans la préface qu’il a ajoutée à sa troisième édition, a reconnu qu’il y a des fins qui sont tellement universelles et instinctives que, sans elles, il ne pourrait être question ni d’une réalité morale, ni d’une science de cette réalité, ni d’une application de cette science. On prend pour accordé que « les individus et les sociétés veulent vivre, et vivre le mieux possible, au sens général du mot. » Mais, n’est-ce pas cela même que l’on paraissait d’abord contester, n’est-ce pas sur la proscription de toute finalité que l’on prétendait édifier la science des mœurs, et par là enfin n’accepte-t-on pas les bases mêmes d’une de ces morales théoriques, spéculatives, que l’on disait vouloir définitivement proscrire et finalement remplacer ?

Il ne semble donc pas que M. Durkheim et M. Lévy-Bruhl aient réussi à combler l’attente des moralistes. S’ils se bornent, comme ils devraient le faire, à édifier la science des mœurs, ils constatent ce qui se fait, ils expliquent comment on croit devoir se conformer à ce qui se fait, mais ils ne justifient pas cette pratique devant la raison. La critique moderne a donc le droit de leur demander quelle est la valeur de la pratique sociale. Entre les ambitions de la science des mœurs et les prétentions de la « conscience moderne, » il faut choisir.