Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/810

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec des intentions différentes. L’ours casse la tête de l’amateur des jardins pour avoir voulu sauvegarder son sommeil. L’ours est un sot, mais il a une intention de bon serviteur.

Il est vrai que la tête n’est pas moins cassée. Et c’est là ce qui donne raison à tous ceux qui, préoccupés avant tout du rendement social des actes, tiennent peu de compte des intentions. Le social, ainsi que j’ai essayé de le faire voir ailleurs[1], ne se trouve que dans nos actes extérieurs ; nous ne communiquons avec nos semblables que par nos paroles ou par nos gestes, nous ne socialisons donc que ce qu’il y a de tout extérieur et comme de mécanique dans nos actions. Aussi bien est-ce cela seul qui peut nuire ou servir aux autres, leur faire du bien ou du mal ; cela seul aussi est intéressant pour eux ; par là même cela seul intéresse les juges sociaux et enfin les sociologues. Tout au plus pourra-t-on dire avec les juristes, — et M. Belot est de leur avis, — que les intentions offrent de l’intérêt parce qu’il est présumable que le bien intentionné sera d’ordinaire moins nuisible et plus bienfaisant que le mal intentionné. Ce faisant, et tout en tenant compte des intentions, nous ne sortons pas du social.

Mais le moral au contraire a pour domaine non pas même principal, mais exclusif, la pensée, la volition, — quelle qu’en soit la nature, — d’où tous les actes procèdent. La moralité est une qualité qui n’appartient qu’aux esprits. Les choses, les actions extérieures, les gestes sont bienfaisans ou malfaisans, utiles ou nuisibles ; seuls les actes intérieurs de l’esprit méritent le nom de moraux. M. Belot nous assure que la qualification de « moral » n’a jamais été donnée qu’à ce qui est social, et on se souvient que, d’après lui, le suicide n’aurait été regardé comme condamnable et immoral que parce qu’on y aurait vu une sorte d’homicide. Dans une étude sur la Véracité, il s’efforce de faire voir de même que, si le mensonge est immoral, ce n’est que parce qu’il est anti-social. C’est une rénovation de la vieille doctrine du XVIIIe siècle que l’homme n’a de devoirs qu’envers ses semblables et qu’il ne saurait en avoir envers lui-même. Il semble bien cependant, pour nous en tenir à ce seul exemple de la véracité, que la sincérité envers soi-même, l’obligation de chercher le vrai et de le reconnaître loyalement garderait

  1. Morale et Société, c. II, 3e édit., 1 vol. in-12, Paris, Bloud, 1908.