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avoir sur ce point dissipé toutes les brumes et fait tomber tous les préjugés. L’intérêt moral devenu suspect autant en vertu d’une tradition janséniste ou quiétiste que par le dédain qu’inspiraient la grossièreté des doctrines d’un d’Holbach, d’un Helvétius ou d’un La Mettrie, l’étroitesse des calculs d’un Bentham, la prudence un peu médiocre d’un Franklin, fut condamné par tout l’éclectisme. Même le bonheur aristotélicien ne trouva pas grâce devant Cousin, devant Jouffroy, devant Damiron. Paul Janet parut hardi lorsqu’il professa ce qu’il appelait l’eudémonisme rationnel. Tous les autres répétaient avec les stoïciens et après Kant : Virtutis præmium ipsa virtus. La vertu, pour demeurer telle, ne doit pas être récompensée. Elle se suffit à elle-même. Cette morale angélique et inhumaine qui n’aurait rien dit de bon à Pascal, si elle avait le mérite de permettre à quelques philosophes hautains de traiter d’usuriers les chrétiens qui attendent le Paradis, avait le grave défaut d’être à la fois irrationnelle et impraticable. Charles Renouvier, bien que disciple de Kant, fut un des premiers à en convenir dans la Science de la Morale. Victor Brochard d’un coup d’article renversa tout l’édifice. Les criticistes reconnaissent aujourd’hui comme tout le monde que l’homme a un intérêt à être moral, quelle que soit d’ailleurs la nature de cet intérêt qui peut être plus ou moins pure et plus ou moins noble ; aucun de nos moralistes ne professe plus ce que M. Belot a justement et plaisamment appelé cette phobie du bonheur qui présenta pendant plus d’un siècle chez la plupart des moralistes en renom tous les caractères d’une maladie contagieuse de la pensée. Tous aujourd’hui jugent naturel et juste que l’homme soit intéressé à être moral et qu’à s’être bien conduit finalement il trouve son compte. Il y a même des moralistes nettement utilitaires comme M. Landry, d’autres qui donnent ouvertement le bonheur-jouissance pour but à la vie, ainsi que M. Piat. Nul par conséquent ne songe à se scandaliser si, dans les réflexions qui précèdent sa décision, l’homme avoue qu’il a considéré les suites personnelles de son action aussi bien que toutes les autres circonstances. On peut désormais penser à l’avenir et même à son avenir, sans être traité d’usurier, sans être exclu de la République morale.