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pour elle-même, comme certains artistes du XIXe siècle ; mais aucun, de son temps, ne la regarda avec plus de tendresse et n’en sut tirer plus de motifs pittoresques. Certes, dans quelques tableaux du Quattrocento, l’horizon est fermé par des hauteurs, et, chez les maîtres florentins, on reconnaît souvent la silhouette des collines toscanes. Les Vénitiens, qui mirent des paysages dans presque toutes leurs œuvres, s’inspirèrent des coins de nature qui leur étaient le plus familiers et reproduisirent les coteaux qui bordent la plaine trévisane et le profil des monts du Frioul. Chez Léonard de Vinci, qui avait gardé un persistant souvenir des crêtes dolomitiques, on peut même retrouver leur silhouette tourmentée à l’arrière-plan de plusieurs de ses toiles. Mais, chez tous, la montagne est seulement utilisée comme ligne décorative.

Il est assez curieux de noter, à ce propos, combien est tardif, chez les artistes et les écrivains, l’amour de la montagne. Longtemps les sommets des Alpes ou des Apennins n’éveillèrent d’autres sentimens que l’ennui ou l’effroi. Pour les Latins, une campagne fertile était le panorama le plus parfait. Lucrèce ne connaît rien de comparable au plaisir « d’être couché près d’un ruisseau d’eau vive, sous le feuillage d’un arbre élevé, » et Virgile n’aime rien tant que « les champs cultivés et les fleuves qui coulent le long des vallées. » On ne franchissait les Alpes, s’il le fallait, qu’après avoir fait un vœu à Jupiter, pro itu et reditu, et Claudien comparait la vue des glaciers à celle de la Gorgone, tant il en était épouvanté. Les hautes cimes paraissaient être l’autre redoutable des orages et des inondations ; les légendes y plaçaient le séjour des dieux malfaisans. Je ne vois guère comme exceptions que l’empereur Hadrien, un des plus fervens admirateurs de la nature comme il le prouva dans la construction de sa villa de Tibur, qui gravit le mont Casius pour assister au lever du soleil, et que Lucilius junior, ce poète du Ier siècle qui écrivit un poème sur l’Etna. Celui-ci est, sans doute, le seul écrivain latin qui se soit étonné de l’indifférence de ses contemporains pour les spectacles naturels ; il ne comprend pas qu’ils se dérangent pour aller voir des tableaux et des statues et qu’ils ne daignent pas se déplacer pour contempler les ouvrages de la nature « qui est une bien plus grande artiste que les hommes. » Ce sentiment presque superstitieux contre la montagne subsista au