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réminiscences et d’assez fidèles adaptations des décors de nature qu’il aimait. Récemment, au Prado, dans le beau paysage qui accompagne le portrait de Dona Isabel de Portugal, j’ai reconnu le panorama de Pieve, avec sa colline verte au premier plan et son fond de cimes déchiquetées. Dans la Présentation de la Vierge, à l’Académie de Venise, la montagne qui se détache au-dessus du groupe des assistans rappelle assez exactement une partie de la chaîne des Marmarole, telle qu’il la voyait des fenêtres de sa maison. D’aucun autre peintre de l’époque nous n’avons autant d’études faites sur place. Titien aimait ses sommets, la netteté et la noblesse que leurs profils donnent à une composition, leur hardiesse, la richesse de coloration de leurs roches. Toutes les fois que le sujet le comportait ou le permettait, il utilisa les aspects familiers de son pays et les associa à son œuvre. Qu’on se rappelle le célèbre Saint Pierre martyr, que je connais seulement par la copie de Cigoli qui a remplacé, dans l’église des SS. Giovanni e Paolo, l’original détruit dans l’incendie de 1867. Vasari le considérait comme le chef-d’œuvre du peintre, et la République de Venise en avait défendu la vente sous peine de mort. Constable, le grand paysagiste anglais, professait également pour lui la plus enthousiaste admiration. C’est que jamais Titien n’avait su, avec plus de génie, faire participer la nature au drame. Seul, un montagnard comme lui, habitué à suivre les sentiers qui longent les pentes boisées, pouvait avoir l’idée de peindre cette scène sur un sol en pente et de se servir de la déclivité du terrain pour mieux dresser les personnages et les arbres directement sur l’horizon. Il usa d’autres fois, d’ailleurs, de cet arrangement, notamment dans le Saint Jérôme de la Brera où l’on retrouve le sol incliné et les grands chênes qui traversent obliquement le tableau en se détachant sur le ciel. Tous ceux qui virent le Saint Pierre martyr ont gardé le souvenir de l’intensité d’émotion qui se dégageait de cette scène rustique, de ces branchages illuminés par l’apparition miraculeuse des deux anges apportant la palme au martyr, de ces feuilles agitées qui semblaient frémir du drame accompli à leur ombre, de ces grands mouvemens de nuages rougis par les lueurs sanglantes du jour tombant. C’était, comme le déclare M. Lafenestre, « la plus haute conception, dans cet ordre d’idées, de l’art de la Renaissance. » Jamais Titien ne devait s’élever plus haut. Une