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ne cherche pas à le dépasser comme devaient le faire ses illustres rivaux, disciples comme lui du maître de Venise. Cima demeure un primitif. Il est peut-être le seul Vénitien chez qui l’on sente un peu de la ferveur toscane ou ombrienne. On l’a appelé le Masaccio de Venise, ce qui est exagéré, car alors il serait au premier rang des peintres du Quattrocento. Il ne va pas si loin que Masaccio ; il n’a rien d’un novateur ; mais personne n’est avant lui pour la tendresse et la poésie religieuse. C’est un modéré, un rêveur discret, un tempérament calme. Il appartient à cette catégorie d’artistes qui sont toute leur vie fidèles à l’idéal de leur jeunesse et paraissent très vite ainsi des retardataires.

En quittant l’église, j’ai grimpé jusqu’au château que j’apercevais tout rose dans la clarté vermeille. Il faut prendre d’étroites rues tortueuses, sans trottoir, aux cailloux pointus, passer sous des arcades et des voûtes qui semblent prêtes à tomber, monter des escaliers en ruines. De lourdes portes s’ouvrent sur de minuscules jardins. Des visages s’encadrent dans des fenêtres fleuries de géraniums. De loin en loin, quelques modernes devantures de magasins, malgré leur aspect misérable, ont l’air d’être étrangères dans les ruelles désertes où l’on a presque peur du bruit que l’on fait. L’âme du passé flotte autour des anciennes demeures. Et, vraiment, rien n’est poignant comme ces intérieurs d’antique cité où rien n’a bougé ; le contraste est surtout très vif lorsque, au sortir des quartiers neufs tout radieux de s’étaler au soleil, on pénètre dans la ville d’autrefois qui étouffa pendant des siècles entre la colline et les remparts. Les façades y prennent, comme les vieillards, ces graves visages où se lit, avec la tristesse d’avoir vu trop de choses, une pensée sans cesse tournée vers la mort. Après les dernières maisons, on monte le long des vieilles murailles roussies qu’une chaude lumière réjouit dans leur abandon. Entre les pierres disjointes poussent ces herbes Unes et ces mousses qui croissent seulement dans la solitude.

De la terrasse qui précède le château, on découvre un magnifique panorama sur toute la plaine trévisane et la vallée de la Piave dont le cours se ralentit à l’approche des lagunes qu’on aperçoit à l’horizon par les temps clairs. Au-dessus des champs flotte déjà la délicate brume de Venise. Au Nord, la vue s’étend jusqu’aux premiers contreforts des Alpes, sur une série de verdoyans coteaux, et de montagnes boisées, parsemées de