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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/865

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chronologie, exactitude des lieux, des types et des costumes, lois de l’architecture : rien ne le gêne. Et que lui importe d’être absurde, s’il est charmant ?

Or, il est toujours charmant et nulle part plus qu’ici, dans cette villa où l’on peut si bien se rendre compte de ce qu’étaient, au XVIe siècle, les somptueuses résidences estivales des riches Vénitiens. Qu’il y ait un peu de mauvais goût ut un trop grand étalage de luxe, ce n’est pas douteux. Cette aristocratie de marchands tenait d’autant plus à montrer sa fortune que celle-ci était plus récente. Pour ces commerçans parvenus, l’art était une manifestation extérieure, un signe visible de leur opulence. Certes, je ne veux pas recommencer à ce propos le parallèle facile et si souvent poussé à l’excès où l’on oppose l’art vénitien à celui de Florence, le sensualisme de l’un à l’idéalisme de l’autre ; mais il est certain que, sur la lagune, dans la ville des fêtes incessantes, peintres et sculpteurs ne cherchent pas à élever l’âme, mais seulement à enchanter les sens, à rendre plus belle et plus douce la vie quotidienne. Quoique banale, la comparaison reste juste : Venise, molle courtisane, a les langueurs et le même goût du clinquant que les femmes de l’Orient. D’avoir vécu isolée, dans ses îles, elle n’a pas subi la contagion de la crise mystique qui agita presque toute la péninsule. Son esprit sans cesse tourné vers les choses pratiques, son commerce ininterrompu avec Byzance et l’Islam, la rendirent de fort bonne heure jouisseuse et sceptique. Aussi, à côté des autres écoles italiennes, est-elle pauvre en tableaux religieux ; et, trop souvent, dans ceux qu’elle nous a laissés, la religion en est-elle absente. Les sujets sacrés ne sont que des prétextes à la plus libre fantaisie. Dans l’Evangile, Véronèse trouve surtout à peindre des festins. Je comprends que cela ait froissé un esprit comme Renan. Dans ses lettres à son ami Berthelot, il se plaint plusieurs fois que la source de l’art vénitien ne soit pas aussi pure qu’à Florence, qu’on y trouve trop de réminiscences de Constantinople et du style arabe. « Il y a du caprice, de la fantaisie, fantaisie ravissante, caprice plein de charme ; mais ce n’est pas le beau pur et sans manière… Je me continue dans mes vieilles préférences pour les écoles ombriennes et toscanes ; ce matérialisme vénitien, ce manque de noblesse et de beauté me choquent particulièrement dans les tableaux religieux. » Mais qu’est-ce que la religion pour la