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Rappelle de bien loin la personne envolée ;
On se demande si, toujours renouvelée,
La tendre émotion d’un Passé renaissant
Ne tarit pas en nous les forces du Présent ;
On se demande enfin s’ils ne sont pas les sages
Ceux qui, rompant avec les antiques usages,
Ne s’attardent jamais à tout ce qui n’est plus,
Marchent dans l’existence actifs et résolus
Et, dans l’émoi d’un cœur qui se souvient et prie,
Ne voient qu’illusion, rêve ou sensiblerie !

Oui !… ces doutes mauvais me hantent quand le soir
Je reviens au logis silencieux et noir…
Mais dès le lendemain, le clair matin bouscule
Les fantômes errans du blême crépuscule ;
Le soleil, triomphante et noble majesté,
Reprend possession avec tranquillité
De la maison ouvrant sa plus humble fenêtre
Pour savourer le chaud rayon qui la pénètre ;
Comme en un grand rucher repeuplé brusquement,
Monte de haut en bas un gai bourdonnement…
Je sors… Un air salubre a cinglé mon visage…
Je revois le jardin paisible… À mon passage,
Notre vieux jardinier qui, depuis si longtemps,
Sait, dès que vient l’hiver, préparer le printemps,
Interrompt son travail, met de côté sa bêche,
Et, d’un pas inégal et lourd qui se dépêche,
Vient à moi, l’air joyeux et me tendant la main…
Le Passé, triste ou gai, surgit sur mon chemin,
Me retrouve, me prend, me serre jusqu’aux moelles…
Et ce soir, quand là-haut je verrai les étoiles
Entre les deux ormeaux comme en un cadre étroit
Briller du même éclat toujours au même endroit,
Je me dirai, — j’en ai la tranquille assurance, —
Que la tradition est faite de souffrance
Sans doute, mais aussi de joie et de fierté,
Et qu’en ce monde instable, inquiet, tourmenté,
Sur le livre des jours laissant de nobles traces
Elle est l’orgueil de l’homme et la force des races !