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s’est jetée à genoux dans un salon, devant quinze connaisseurs, et je vous assure qu’elle a eu le plus grand succès. » Méry reproduit son objection, le protecteur se retire, un peu mortifié. — Arrive la première, Méry, manuscrit en main, suit la marche de la pièce ; on annonce la soupe, Coralie se jette à genoux en lançant le fameux : « Merci, mon Dieu ! » Méry s’effondre dans les bras du régisseur qui, triomphant, le rassure. En effet Coralie récoltait trois salves de bravos pour : merci, mon Dieu ! Et à son tour, Méry, convaincu, admirant la routine du public, répéta les trois mots fatidiques. Peut-être le protecteur avait-il soudoyé à prix d’or une foule enthousiaste : chi lo sa ?

Méry, ce Christ des Singes, selon le mot de Gautier, ce tsar du paradoxe, improvisateur, monologuiste étourdissant (mais il ne fallait ni l’interrompre, ni le contredire), dont on lit encore Héva, la Floride et la Guerre du Nizam, écrivait aussi vite en vers qu’en prose, et griffonnait une pièce en cinq actes comme d’autres cisèlent un quatrain. Seulement, il n’eut pas le génie de ses dons, et sa paresse l’empêcha aussi de composer des chefs-d’œuvre. Il était doux, bienveillant, incapable d’envie ; toutefois, il traitait avec une sorte de férocité Racine, Meyerbeer et Scribe, l’Académie, les piétinait, n’était jamais à court d’épigrammes sur eux : et, au fond, il eût été enchanté de faire partie des Quarante. Par exemple, il adora Rossini, et il écrivit : « Quiconque n’admire pas Sémiramis, ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, n’est pas un honnête homme. » Sa mémoire, ses dons prime-sautiers tenaient du miracle. Alphonse Karr raconte fort sérieusement que, dans un salon où il avait été prié de dire des poésies de Lamartine, Méry, ayant hésité un instant, improvisa trente vers, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé le texte du poète ; la compagnie ne s’aperçut de rien. Il paraît aussi, Banville du moins l’affirme, que Méry savait par cœur tous les auteurs latins, et pouvait les réciter en commençant par le dernier mot d’un chapitre pour finir par le premier, ou bien encore en sautant un mot sur deux, ou en sautant des mots en zigzag, » en losange. Mme de Girardin ne pouvait se passer de lui, et, dans son enthousiasme, répétait souvent : « Qu’on enlève le piano de mon salon, que Sivori ne joue pas du violon, que Duprez ne chante pas ; que je n’aie plus la ressource de servir du thé. Tout ce que vous voudrez. Peu m’importe, pourvu qu’on me laisse Méry. » Pendant un dîner chez elle, Balzac s’étant amusé à