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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/939

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vous pourriez faire verser des flots de sang. » L’acteur obéit, non sans regret.

Admiré, célébré, aimé par les meilleurs écrivains, charmant toutes les compagnies, gourmet, donnant d’excellens dîners, ne faisant de mal qu’à lui-même avec cette fureur de jeu qui dévorait le plus clair de ses gains, Méry était acclamé, entouré, choyé, écouté avec délices, sitôt qu’il mettait le pied dans un foyer de théâtre.

Léon Gozlan, surnommé, très faussement, le Benvenuto Cellini du style, l’auteur du Médecin du Pecq, humoriste, frondeur, toujours en bataille, était aussi fort goûté dans les foyers de théâtres, quand il venait y passer une heure. Comme il avait tenté de faire fortune par le cabotage, on répandit le bruit qu’il s’était livré à la traite des noirs, et une actrice très brune lui demanda quelle impression il en avait rapportée : « Une vive admiration pour les blondes, » dit-il. On l’accuse d’avoir été pirate, d’avoir fomenté une révolte à bord, et tué son capitaine : « Rien de plus exact, répond Gozlan ; on oublie seulement d’ajouter que je l’ai mangé. » Louis-Philippe, paraît-il, lui gardant rancune d’avoir écrit La Main droite et la Main gauche, effaçait régulièrement son nom sur chaque liste des décorations proposées. Roger de Beauvoir rencontre Gozlan dans une antichambre ministérielle : « Que fais-tu là ? — Je fais les stations de la croix. » Enfin Mme de Girardin insista tellement auprès de Salvandy, que le nom ne fut plus biffé.

Ces exemples suffiraient, j’imagine, à prouver que, n’y eût-il plus de salons mondains et littéraires, représentatifs de l’esprit français (et, Dieu merci, nous n’en avons jamais manqué depuis quatre cents ans), cet esprit aurait trouvé un asile dans les théâtres et les foyers d’artistes. On a surtout noté dans cette étude l’esprit de la scène, celui qui a pour objet le théâtre, qui a pour créateur et pour interprètes les auteurs, les comédiens. L’esprit en France, est un Protée, il revêt mille déguisemens, mille parures, il a les sources les plus diverses : souvent, pas toujours, serviteur de la raison et du courage, il est, souvent aussi, le paradoxe, la satire, quelquefois même la parure de la méchanceté et du vice. L’esprit de théâtre, l’esprit des gens de théâtre a-t-il une physionomie particulière ? Certes, dans les foyers, il porte plus volontiers le veston que l’habit noir, et, la Comédie-Française exceptée, il s’y tient des propos qui feraient