Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

applications quotidiennes à chaque porte du village, ici pour un vieillard que les forces trahissent, là pour un enfant abandonné, plus loin pour un homme jeune qu’un accident de batteuse a rendu invalide. Une expérience de psychologie sociale se poursuit donc sous nos yeux, dans un milieu circonscrit, où l’observation est plus facile : nous la suivons depuis vingt ans avec une curiosité et une attention soutenues, et cette sympathie qui, selon la pensée platonicienne, serait favorable à la clairvoyance.

Dans un hameau une femme pauvre vient de mourir laissant un enfant de trois mois qu’elle nourrissait. Les voisins ont averti le maire qui a écrit au préfet ; le préfet a dépêché l’inspecteur et celui-ci le médecin officiel : quelques jours après, une nourrice est venue chercher l’enfant. La loi a joué, et son jeu a été rapide, précis, parfait. Une fois le signal donné, les fonctionnaires se sont succédé, chacun remplissant son rôle, comme se déclanchent dans une machine les ressorts qui se commandent. Le travail a été exécuté ponctuellement, avec zèle et compétence, aussi bien que pour l’établissement d’un chemin ou la répartition d’un impôt. Mais, parce que les différens serviteurs de la loi n’ont eu à apporter dans son application aucun sacrifice personnel, aucun don de leur âme, ils n’ont pas éveillé et touché celle des autres. Ceux-ci n’ont rien ressenti, sauf un mouvement d’égoïsme, la satisfaction de vivre dans un temps où tout est bien réglé, où la société vous épargne non seulement l’élan et le sacrifice, mais même le trouble et la souffrance que donne toujours le spectacle d’une détresse non secourue. La loi n’a ni soulevé, ni cultivé les cœurs ; elle les a plutôt inclinés à l’indifférence et à l’assoupissement. Il semble donc que, même sur ce point précis de la solidarité, pendant que la vertu sociale augmente, la vertu individuelle diminue.

La solidarité monte dans les institutions et les lois, il n’est pas sûr que l’égoïsme ne monte pas dans les âmes. Quelques petites sociétés de secours mutuels, vieilles de cinquante ans, sont bien administrées et prospères ; les sociétaires s’intéressent à l’œuvre et à son avenir ; ils sont fiers des éloges et des récompenses qu’ils reçoivent, ils consentiraient peut-être à payer des cotisations un peu plus fortes. Cependant, un article du règlement établit qu’en cas de maladie, un roulement assurera les veillées et cet article a été appliqué pendant longtemps. Bien qu’il n’ait