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C’est l’énormité même, non pas de l’éloge, mais de la déclaration d’amour que Mlle de Gournay copie, si le texte est de Montaigne, inventerait, à supposer que le texte soit d’elle. C’est le « je ne regarde plus qu’elle au monde. » Que Montaigne entre sa femme, sa fille et son frère, dise et écrive : « Je ne regarde plus au monde que Mlle de Gournay, » c’est un peu fort ; mais que Mlle de Gournay, de sa grâce, le lui fasse dire et écrire, c’est bien plus fort encore ; cela dépasse les bornes connues, je ne dis pas les possibles, de l’irréflexion et de l’inconscience. Je ne réponds de rien ; mais je crois difficilement que Mlle de Gournay ait inventé cela.

Je suis donc ébranlé.

Mais encore cette absence, malheureuse, du texte concernant M lie de Gournay dans l’exemplaire de Bordeaux et ces deux textes si différens, on ne voit pas décidément bien pour quelles raisons, dans deux éditions de Mlle de Gournay, ne laissent pas de continuer à m’inquiéter fort. Il n’y a pas à dire. Le moyen essentiel de paraître faux, c’est d’être double. Enfin j’ai mis sous les yeux les pièces du procès, et c’est tout ce que je voulais faire.

Mlle de Gournay a tracé son portrait moral dans la pièce intitulé Peinture de mœurs, avec une naïve complaisance qui rappelle le joli vers de Boissière :


Quand je parle de moi je n’y mets pas de haine ;


mais, en somme, d’après tout ce que nous connaissons de Mlle de Gournay, avec une assez sûre connaissance d’elle-même. La pièce est adressée à M. le président d’Espaignet, conseiller d’État avec qui elle avait fait le voyage à Montaigne.


Notre abord commença lorsque du grand Montaigne
J’allai voir le tombeau. La fille et la compagne
Voyageant avec toi…


Or le voyage ayant eu lieu en 1596, et Mlle de Gournay disant que vingt ans se sont écoulés depuis


Puisqu’en te pratiquant vingt ans j’ai vu passer


et Mlle de Gournay étant née vers 1565, c’est le portrait de Mlle de Gournay à cinquante ans que donne ici Mlle de Gournay elle-même. D’après le dernier vers de ce poème, on pourrait la croire beaucoup plus âgée, puisqu’elle écrit : « Ayant sur mes