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celui-ci avec le talent d’un maître écrivain qu’il a toujours, jusqu’à présent, refusé d’apprécier. J’ouvre au hasard l’un de ces recueils de libres causeries, et aussitôt mes yeux tombent sur une charmante évocation des tristesses et des joies de la vie de collège :


Ah ! mon cher monsieur, si vous avez de petits amis qui soient au collège, allez vite les voir, et faites pour eux ce qui est naturel. — donnez-leur une pièce blanche pour leurs menus plaisirs ! Ne vous imaginez pas qu’ils soient trop âgés : essayez seulement, vous verrez bien ce qui en est ! Et eux, ils se souviendront de vous, et vous béniront dans les jours à venir ; et leur reconnaissance vous adoucira la morne solitude de votre fin de vie. Bonté divine ! comment pourrais-je oublier jamais le louis que vous m’avez donné il y a un demi-siècle, capitaine Bob, mon bienfaiteur !... Et il est bel et bon de dire après cela, mon cher monsieur, que les enfans contractent ainsi l’habitude d’attendre des cadeaux de la part des amis de leurs parens, que cela les rend avides, et autres choses semblables. Avides, en vérité ! La seule habitude que contractent ainsi les enfans est celle de manger des tartes et du caramel, habitude qu’ils n’emportent pas dans la suite de leur vie. Et combien, au contraire, c’est cela même qui est regrettable ! Quelle extase déplaisir on se procurerait à présent pour cent sous, si l’on pouvait avoir le goût de les dépenser sur le comptoir du pâtissier ! Non, si seulement vous avez de petits amis au collège, « fendez-vous » hardiment de vos pièces de quarante sous, mon bon ami, et offrez à ces pauvres petits les passagères joies de leur âge !


Ne sent-on pas s’exhaler de ces lignes comme un rayonnement de tendre bonté ? Et la même impression se dégage de toute la longue série des « confidences » de Thackeray, publiques ou privées, soit qu’elles viennent à nous sous la forme des incessantes digressions de ses romans, ou de ses adorables chroniques, ou encore de toutes celles de ses lettres intimes qu’on nous a divulguées. Avec son amertume et le ton volontiers « supérieur » de son ironie, l’homme que ses compatriotes sont en train de commémorer était, en réalité, pour le moins aussi grand par l’exquise bonté de son cœur que par la force et l’originalité de son noble esprit. C’est, au reste, ce que savaient bien tous ceux qui l’approchaient ; et j’imagine que les partisans les plus passionnés de Dickens, dans la lutte déplorable qui a trop longtemps divisé le public anglais, doivent aujourd’hui fêter de tout leur cœur le centième anniversaire de l’heureuse naissance d’un maître que Dickens lui-même, — et jusqu’au plus fort de l’ancienne querelle, — a toujours secrètement respecté et aimé.


T. DE WYZEWA.