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graves et se prenait à aimer, à sa manière un peu despotique, le disciple qui lui venait ainsi d’un monde inconnu à l’heure marquée pour le bon et le grand combat. C’était l’enfant de ses pensées, de ses espérances, le Messie de son cœur, il serait son fils, ne l’était-il pas déjà ? Et Montalembert, dès qu’il vit Lamennais fixer sur lui son regard souffrant et voilé, dès qu’il entendit sa voix basse refaire devant lui, comme en une vision, les grands projets qui le hantaient lui-même, sentit qu’il ne serait plus seul au monde. « Quel bonheur ! écrit-il au soir d’une de ces conversations, mes plus belles illusions vont être remplies. » Et dans son cœur il appelait déjà Lamennais : « Mon père, mon père bien-aimé. »

Quelques jours plus tard, comme il était venu pour ses articles dans l’Avenir prendre les directions du maître, un jeune prêtre vint le rejoindre : c’était Lacordaire. Le nouveau venu, fils d’un soldat de la guerre de l’Indépendance, avait été nourri, comme le fils de l’émigré, des idées libérales. Il s’était trouvé isolé dans les rangs d’un clergé royaliste, comme le fils du pair de France l’était lui-même dans une aristocratie demeurée en défiance contre toute tendance démocratique. Auprès de son évêque, Lacordaire avait été frappé de suspicion, parce qu’il parlait des droits du peuple, de concessions nécessaires, des fautes des Bourbons. Mal à l’aise, muet par consigne dans une mission étroite d’aumônier de religieuses, il sentait sa grande voix impatiente de se déverser dans un apostolat sans entraves. Il avait rêvé de quitter la France, d’aller en Amérique, dans un pays où l’Église était indépendante, prendre contact avec les cités populeuses qui s’organisaient en sociétés libres, et où une Eglise jeune, séparée du pouvoir, était l’alliée de tout le monde. Il allait partir pour New York ; mais, avant de s’embarquer, il avait désiré connaître Lamennais. A la Chesnaie, dans leurs longues causeries, Lamennais avait rattaché Lacordaire à ses vues d’avenir pour le salut de la foi dans la patrie. Et Lacordaire était resté.

Ainsi Montalembert allait marcher entre deux hommes de Dieu : le grand Lamennais, gloire de l’Eglise, et le jeune Lacordaire si ardent et si doux. Il avait trouvé le père et le frère de ses pensées. La famille était fondée. Les jeunes gens, dès les premiers jours de leurs communs travaux, se tutoyaient comme s’ils étaient nés dans le même berceau. Montalembert songeait déjà à s’unir