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et puis, après chacun d’eux, il s’arrêtait et nie demandait s’il devait continuer ce même sujet ou bien passer à un autre. Notre entrevue dura quelques heures, et me fit une impression très profonde. J’appris beaucoup de lui, notamment touchant sa propre position. Son ton était tout à fait celui d’un philosophe, et nullement d’un prêtre. Il répudia devant moi le bruit suivant lequel il aurait exigé de ses disciples un abandon complet de toute croyance en Dieu. Il me dit que, pour son propre compte, il n’éprouvait aucune aspiration de ce genre vers l’Inconnu ; mais que quelques-unes des personnes les plus proches de lui, et en particulier les femmes, s’attachaient à l’idée de Dieu comme à une consolation. Et il se gardait bien de les en blâmer ; mais il pensait que l’intérêt pour les problèmes de l’univers disparaîtrait par degrés sous la pression des soucis et devoirs terrestres, comme aussi sous l’effet d’aspirations constantes pour le bien des hommes. Il me parla de Mazzini, des démocrates français, et de Louis-Napoléon, qu’il estimait tous être utiles, mais insuffisans et peu sûrs. D’une façon générale, je dois déclarer que nulle autre entrevue, durant ma vie entière, n’a été pour moi aussi intéressante ni aussi instructive, et que jamais je n’ai vu un autre homme, à l’exception du seul Mazzini, qui m’ait produit à ce point l’impression d’une personnalité puissante et géniale.


A propos de la religion d’Auguste Comte, telle qu’il allait plus tard l’adopter passionnément, M. Harrison nous raconte qu’un jour Ernest Renan, à qui on l’avait présenté comme un apôtre du positivisme, l’a chaudement complimenté de ce titre d’honneur, en lui disant : « Moi aussi, je suis un des fidèles de la religion de l’Humanité ! » Et M. Harrison ajoute, avec une ombre d’inquiétude assez amusante : « Ce que l’auteur de la Vie de Jésus entendait par là, je ne me chargerai pas de l’expliquer. « Aux hommes et aux choses de France, d’ailleurs, l’écrivain anglais a accordé une place considérable, d’un bout à l’autre de ses deux volumes ; et les chapitres qu’il leur a consacrés sont incontestablement ceux de tout son livre où nous sentons qu’il a mis le plus de son cœur. Voici encore, extraits un peu au hasard, deux passages qui pourront donner une idée de l’intérêt qu’offre pour nous cette partie de ses Mémoires :


J’éprouvais nue sympathie profonde pour le peintre français Jean-François Millet, à qui j’étais allé faire visite dans son atelier, et en compagnie duquel j’avais passé un après-midi délicieux. Pendant mon séjour chez Mme Souvestre, à Fontainebleau, nous faisions une promenade dans la forêt, jusqu’à Barbizon. Ce fameux village de peintres m’attirait infiniment, et en particulier je désirais connaître le doyen de ces peintres, J.-F. Millet. On me dit que jamais il ne tolérait une visite dans son atelier. — « Bah ! m’écriai-je, l’Anglais excentrique est capable de tout ! » Et, hardiment, j’affrontai le vieux maître. Mme Millet, une robuste paysanne, faisait sa lessive devant la porte, et des enfans aux joues rouges s’amusaient à confectionner