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était de ceux qui cherchent à comprendre ce qu’il ne faut que sentir. Elle aimait les œuvres d’art non pour la vie sensorielle qu’elles développent en nous, mais pour les idées qu’elles y insinuent. Elle les considérait comme des devises plus animées, comme des armes plus parlantes. La peinture, en particulier, n’était pour elle que le moyen de mieux réaliser devant ses yeux les images qu’elle se faisait d’une vie idéale : une vie où le vice n’est plus victorieux, où la vertu triomphe, où toutes les bassesses fuient à travers leurs marécages, emportant leurs impotences et cachant leurs laideurs, — bref le contraire de ce qu’elle voyait autour d’elle… Celle vie idéale, chaque époque la place où il lui plaît. Nous la plaçons soit dans l’avenir, — ce que font les sociologues et les idéologues ; — soit dans le lointain, — ce que font volontiers les artistes ; — soit dans le passé. Avec tout son siècle, Isabelle d’Este la plaçait dans le passé : dans l’antiquité mythologique, là où les dieux triomphent du mal et de la laideur.

De là, son enthousiasme pour ces formules classiques, pour ces allégories surannées, pour ces histoires compliquées, que nous trouvons si froides et si vides, dès que le génie du peintre ne les soutient pas. L’antiquité n’est pas seulement pour elle un trésor de beauté : c’est un idéal de vertu, de vérité, de loyauté, de générosité, — de tout ce qui manque à ses contemporains. Elle ne se figure pas une humanité meilleure vêtue autrement, ni sous une autre affabulation que les Dieux grecs. La mythologie est sa revanche sur la vie. Apollon la venge des libellistes et des semeurs de discordes. Minerve la venge de Lucrèce Borgia. La Vérité, avec son miroir, la venge de César. Ainsi s’expliquent les choses que les peintres font sous sa dictée. Elle aime la danse : elle commande à Mantegna le Parnasse. Elle aime la musique : elle commande à Mantegna, d’abord, puis à Costa, le Comus. Elle aime la poésie et la conversation : elle lui commande ce qu’on a appelé la Cour d’Isabelle d’Este. Elle abhorre les vices : la fourberie, la brutalité, la luxure, la paresse : elle dicte à Mantegna la Sagesse victorieuse des Vices et au Pérugin le Triomphe de la Chasteté, puis au Corrège Apollon et Marsyas et les Vertus armant la jeunesse, qui faisaient partie également de son studiolo… Quand on songe qu’elle dictait ces « inventions poétiques » au milieu des complots qui menaçaient la vie de son mari, de son fils, de son frère, après les pestes qui