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dame se pique de goût et aux naturelles exigences de sa vanité ajoute celles de quelque esthétique. Les plus grands maîtres ne sont pas épargnés plus que les autres, et nul prestige n’impose à leurs clientes. Tant qu’il s’agit de mythologie ou de sainteté, de plafonds, de symboles décoratifs ou d’aspects généraux de l’humanité, on les loue volontiers, on s’abandonne aux enthousiasmes de courtoisie : c’est un jeu où l’on ne risque rien, — et que cette Muse semble chlorotique ou que ce (Jénie soit goitreux, ou que ce Penseur ait l’air d’un imbécile, on n’y regarde pas de trop près. Les complimens vont, s’enflent, l’artiste va aux nues… Mais s’agit-il de portraits, chacun veut sauver sa mise, je veux dire : sa tête. On visite, en détail, les moindres fautes de l’artiste. On le rabat à terre, on lui fait sentir qu’il n’est qu’un fournisseur comme un autre et que la « beauté » et la « ressemblance » sont garanties sur facture.

« Ah ! qu’il est difficile de trouver des peintres qui attrapent bien la ressemblance d’après nature ! » s’écrie Isabelle d’Este, dans une lettre à la comtesse d’Acerra. Notez que cette lettre est datée de 1493, c’est-à-dire du moment où tous les grands maîtres ont le pouce dans la palette : Mantegna, Carpaccio Pinturicchio, Botticelli, Léonard de Vinci, Ghirlandajo, Bellini, Michel-Ange… Enfin, on va essayer de Mantegna : c’est le glorieux auteur de la Sala degli sposi, à Mantoue, et des Eremitani, à Padoue. C’est lui qui a illuminé les tristes murs du Castello et fait, dans le plafond, ce trou bleu, avec de jolies tôles autour, que le Titien déclarera « la plus belle chose qu’il ait jamais vue. » Quand Mantegna paraît dans la noire forteresse, ses longs pinceaux à la main, tout s’égaie, tout s’anime : il semble qu’il tienne une poignée de rayons… Mais sitôt en face de la grande marquise, sa souveraine, il s’effondre, ce n’est plus qu’un ouvrier dont on discute l’ouvrage. « Nous sommes très chagrinée de ne pouvoir vous envoyer notre portrait, continue Isabelle d’Este, s’adressant toujours à la comtesse d’Acerra, mais le peintre l’a si mal fait qu’il ne nous ressemble pas le moins du monde. Mais nous avons envoyé chercher un artiste étranger qui passe pour bien attraper les ressemblances et dès qu’il sera prêt, nous l’enverrons à Votre Seigneurie[1]… »

  1. « Perche il pittore ne ha tanto mal facta che non ha alcune de le nostre simiglie : havemo mandato per une forestere, quel ha fama de contralare bene et naturale. »