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Depuis des semaines, l’atmosphère de la rue était d’ailleurs extrêmement orageuse. Devant les vitrines des journaux, qui enfichaient des photographies et des dépêches relatives à la guerre italo-turque, des rassemblemens se formaient du matin au soir. Indigènes et Italiens, les coudes contre les coudes, suivaient d’un œil anxieux, sur la carte de la Tripolitaine, les évolutions des petits drapeaux qui symbolisaient l’avance ou le recul des deux armées en présence. Je laisse à penser dans quels sentimens les uns et les autres assistaient à ce duel muet du drapeau tricolore de Savoie et du drapeau vert du Prophète. L’effervescence devint telle que l’autorité dut interdire ce dangereux affichage. Mesure tardive et bien inefficace ! A un pareil degré d’animosité, il était fatal qu’on en vînt aux mains.


Mais qu’on ne s’illusionne point chez nous sur la signification véritable de ces faits. Derrière les Italiens, c’est nous, avec tous les Européens, qui sommes visés. Là-dessus, il n’y a qu’une voix parmi la population étrangère de Tunis. La haine du Chrétien ou, d’une façon générale, du Roumi se réveille dans les âmes musulmanes, sinon plus intense qu’autrefois, du moins plus précise dans ses griefs, plus habilement conduite et suggestionnée par ceux qui aspirent à diriger les masses islamiques.

Les événemens récens y ont sans doute contribué : envahissement du Maroc par les Français et les Espagnols, agression des Italiens contre Tripoli. Mais les causes de ce nouvel état d’esprit chez les indigènes sont bien plus anciennes que ces événemens, et les conséquences en sont beaucoup plus graves.

Jusqu’en 1880 environ, l’Afrique du Nord n’a été guère pour nous qu’une zone d’occupation militaire, et, pour notre armée, qu’une sorte de champ de manœuvres, où les razzias, les engagemens partiels se succédaient périodiquement, à peu près, comme sous la domination turque. Peu importait en somme, aux Arabes que le beylick fût aux mains des Français ou des Turcs, puisqu’il fallait toujours subir un maître. Ils se tenaient tranquilles, pourvu qu’on leur garantît le libre exercice de leur