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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/629

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Ces derniers mots disaient assez clairement qu’il se débattait toujours contre les suggestions et les entraînemens de sa passion, et que les voix de la raison et de la prévoyance pouvaient se faire entendre de lui. Cette passion était sincère, mais exaltée surtout par les obstacles, les incertitudes, les souffrances ; il restait possible de la calmer en la distrayant. Pour s’en rendre mieux maîtresse, Louise avait feint jusqu’alors de la servir et de l’approuver ; mais à présent, ce jeu eût été le plus dangereux ; elle devait sauver Mirabeau de lui-même, en le mettant hors de portée d’enlever Sophie.

Il y avait alors deux mois que Louise, sous des prétextes de santé, était venue, du consentement de son mari, se fixer à Lyon, dans ce couvent de la Déserte où, moins de dix ans plus tard, devait croître et briller comme une reine des lys l’enfance mystique et pleine de grâces de Juliette Bernard, la future Mme Récamier. Elle avait laissé sa fille Pauline à la garde de la douairière de Cabris, et ne s’était fait accompagner que d’un couple de domestiques dévoués corps et âme, et de mœurs faciles. M. de Briançon avait pris une chambre dans le voisinage. Louise l’y visitait à sa guise, ayant la liberté de sortir chaque jour et de coucher hors des grilles. Au reçu de la première lettre de son frère, sans avoir reçu celle du 12, elle se jeta donc sur la route de Lyon à Genève. à franc étrier, escortée seulement de Pylade. Ils ne firent qu’une halte, mais singulière, dans une petite localité du Dauphiné voisine de Belley, au château de la Balme. C’était la propriété et la résidence d’une demoiselle de vingt-trois ans, Jeanne de la Tour-Boulieu, cousine, amie et confidente de Louise. Mlle de la Tour-Boulieu connaissait personnellement aussi le comte de Mirabeau pour l’avoir beaucoup vu à Saintes quand il y était en garnison. Elle fut si curieuse de le revoir homme fait, dans tout le prestige d’une passion infortunée, que, non satisfaite de consentir à lui donner asile à la Balme, elle accepta d’être de l’expédition qui l’y amènerait.

En selle ; et voilà ce trio de têtes aventureuses et romanesques surprenant Mirabeau à Thonon, le dimanche 16 juin. Quel réconfort dans sa détresse et son esseulement ! Certes, il aimait uniquement Sophie… Mais il faisait des réflexions si amères et si décisives sur les dangers de sa réunion avec elle ! il voyait si clairement la folie de sacrifier pour elle ses droits et ses