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Madeleine Verneuil est endormie. Jean Derigny entre, s’approche d’elle, effleure son front d’un baiser et s’esquive. Le mari, Pierre Verneuil, a tout vu. Jean Derigny est, naturellement, son meilleur ami, son camarade d’enfance, le compagnon dont il n’a jamais douté. Il apprend ainsi que son meilleur ami aime sa femme ! Cet amour est-il déclaré, est-il partagé, est-il coupable ? Il était nécessaire que nous fussions renseignés sur ces points importans. Et M. Pierre Wolff n’a pas manqué de nous en instruire dans une scène courte et claire entre Madeleine et Jean : ils s’aiment et ne sont pas encore coupables ; ils sont au bord de la faute ; ils savourent l’émotion qui précède les grands crimes. Mais de tout cela, le mari ne sait rien. Quel parti va-t-il prendre ?

C’est ici que les donneurs de conseils n’ont manqué ni à M. Pierre Wolff, ni à Pierre Verneuil. Il s’en est trouvé autant que de critiques, ce que M. Wolff s’est empressé de noter malicieusement. Il s’en trouvera autant que de spectateurs. C’est ici affaire de tempérament. Les uns seront pour la violence et les autres pour la douceur. Pierre peut questionner son ami ou sa femme. Il peut se battre avec son ami ou battre sa femme. Ce sont autant de formes de l’amour. Et chacun, en donnant son conseil, a livré sa propre confession. Je comprends que M. Pierre Wrolff ait goûté un plaisir d’ironie à constater cette diversité des humeurs et qu’il ait saisi cette occasion de dire son fait à la critique. Je comprends aussi que l’idée ne lui soit pas venue de s’attribuer aucune part dans cette incertitude du spectateur. Et pourtant ! Dans une pièce un peu solide, le caractère de chaque personnage doit être établi de telle façon qu’il commande ses décisions et ses actes. Mais sur le caractère de Pierre, aussi bien que sur celui de Madeleine, ou encore de Jean, nous savons moins que rien. Pierre est pour nous un inconnu. C’est un mari quelconque, qui aime sa femme et craint de n’en être plus aimé ; rien ne nous renseigne sur la conduite qu’il va tenir : toutes les hypothèses sont permises. Si différentes d’ailleurs qu’elles puissent être, elles aboutiront sans doute à la même conclusion : Pierre s’efforcera d’éloigner son ami.

C’est précisément au parti contraire qu’il a recours. Au lieu d’éloigner Jean, il le rapproche de Madeleine. Quelqu’un s’éloigne, mais c’est lui-même. Dans une conversation avec Jean Derigny, il invoque leur vieille amitié et leur commun dévouement. C’est à ces sentimens rares qu’il fait appel pour lui confier sa femme, au moment où il part. Il a des raisons de croire qu’elle est près de lui échapper.