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des sections entières, enroulées dans leurs couvertures, dormaient dans les tranchées, prêtes à tout au premier appel des sentinelles. Officiers et sous-officiers de quart se succédaient d’heure en heure, et leurs rondes silencieuses mettaient des cauchemars de fantômes dans les rêves des dormeurs. Mais sur la campagne muette, piquée de lumières lointaines, nul souffle ne passait, dénonçant le bruissement des pieds nus, les chuchotemens étouffés d’ennemis aux aguets. D’ailleurs, la présence de mercantis cosmopolites, berbères, arabes, européens, dont les tentes dessinaient près du poste un village naissant, était un gage de paix durable, et d’inviolable sécurité.

Du vallon qui séparait les bivouacs des Algériens et des coloniaux, des hennissemens douloureux montaient chaque matin, à l’heure de la visite vétérinaire. Le dépôt de remonte mobile, et l’infirmerie des chevaux et des mulets y parquaient des corps de bêtes qu’on aurait crues échappées de l’ « Ile du docteur Moreau. » Les colonnes, disloquées après l’ouverture de la ligne d’étapes, avaient laissé là leurs animaux impotens et fourbus. Côtes saillantes, yeux pluvieux, cors gros comme des loupes de chênes, abcès profonds comme des cuvettes, pattes flageolantes, disaient le surmenage incessant, les pansages oubliés, et défilaient devant un vétérinaire zélé mais impuissant. Pas plus que le personnel du grand Corps, les parens pauvres du service de santé ne possédaient les moyens d’exercer utilement leur art. On avait bien pensé à charger, sur des convois de chameaux, l’orge importé à grands frais d’Algérie pour la nourriture des chevaux et des mulets du Corps expéditionnaire, dans un pays agricole où les réserves de grains sont infinies ; mais on avait oublié que ces animaux pourraient avoir besoin de soins longs et compliqués. Harnachés, sellés ou bâtés dès trois heures du matin, ils avaient tiré ou porté sur des pistes invraisemblables, pendant des journées entières, sans autres repos que les à-coups de la marche, les stationnemens précaires du combat ; les mulets, confiés à des conducteurs insoucians ou maladroits, avaient fléchi sous des charges mal équilibrées, sans cesse accrues par les sacs des éclopés et des traînards. Pendant toute la période des opérations actives, les bêtes, comme les hommes, avaient peu dormi, bu et mangé au hasard ; la pénurie d’animaux haut-le-pied les condamnait à servir jusqu’à l’usure complète de leurs forces, jusqu’à ce que leur dos et leur