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le souhaiter ; cette fidélité à la nature, cette bonne foi, et l’incroyable habileté qui la sert, m’enchantent. Rien de théâtral, rien de vague ; toujours la difficulté est abordée de front et vaincue dans son intégrité par la profonde justesse de l’observation et par une patience d’étude infatigable. Un seul génie a trahi cette tradition et cette méthode, c’est Rembrandt, et tout en l’admirant comme on le doit, je lui en veux pour cela. Seul, il ne sait pas prendre la nature telle qu’elle s’offre aux yeux, il substitue, pour ainsi dire, une lumière qui est dans son propre regard à la bonne lumière solaire ; il en a le droit et il en tire un parti prodigieux, mais je ne puis m’empêcher de croire qu’il s’est rendu ainsi le travail plus facile, car l’éclairage de ses tableaux est un perpétuel effet de torche. On finit par ne plus savoir s’il fait jour ou s’il fait nuit dans ses compositions ; c’est littéralement ce qui arrive pour la Ronde de nuit qui, paraît-il, ne se passe pas du tout la nuit. Mais comment croire que des visages ainsi éclairés le sont par le soleil ? Le relief et l’éclat, dans le fameux chef-d’œuvre, sont tels que les toiles environnantes tombent dans une platitude insupportable comme si une grande étincelle électrique illuminait tout à coup la salle ; voilà un résultat indéniable ; aucun peintre sans doute n’y atteindra, qu’il veuille représenter la lumière du soleil ou la lumière artificielle d’un flambeau. À ce point de vue, il importe peu de savoir si la scène que Rembrandt a peinte est diurne ou nocturne ; qu’elle soit l’une ou l’autre, l’effet est étonnant et fait tout évanouir alentour ; on dirait qu’il n’y a qu’une toile dans la salle et que les autres ne sont que le papier des murs. L’admiration vouée à cette œuvre est donc parfaitement motivée, on ne l’a pas surfaite puisqu’elle demeure sans pareille. Mais qui dit sans pareille ne dit pas sans égale. Eclairer est une qualité rare et essentielle chez un peintre, mais ce qu’il éclaire n’est pas moins important que la lumière même qu’il crée. Or la lumière merveilleuse de la Ronde de nuit se distribue sur des personnages qui déplaisent. Le petit lieutenant du premier plan est ridicule ; sa tête et son cou font le tiers de sa hauteur ; le dessin est indécis partout : il n’y a pas un type de Hals qui ne soit plus intéressant que ceux de ce tableau, mieux étudié, surtout plus vrai. En somme, l’admiration est arrachée par une qualité maîtresse qu’on sent n’être pas au service d’une heureuse composition. Oserais-je dire cela ? L’aurais-je même