Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/846

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dernier. Il m’a reçu très bien et m’a présenté à sa femme, puis nous sommes restés seuls dans son cabinet de travail pendant une heure. Il m’a comblé de bonnes paroles et m’a signalé dans mes deux petits volumes (que sa femme avait eu soin de lui mettre sous la main avec des signets de papier aux bons endroits), il m’a signalé, dis-je, quelques pièces, choisies d’ailleurs un peu à tort et à travers. Il n’entend absolument rien à l’art de la versification ; des assonances lui suffisent ; la rime de Voltaire le satisfait ; c’est un vieux classique fermé aux belles nouveautés de notre prosodie, mais qui, d’ailleurs, a raison de ne pas admettre les excès. Son ignorance de notre génération est sans limites ; il soupçonne seulement qu’il existe un Coppée ; j’ai été obligé de le mettre sur la voie à ce sujet ; il m’a demandé si je n’étais pas le poète dont Salvandy avait loué les vers à l’Académie dans une circonstance qu’il ne se rappelle pas bien… Enfin il avait totalement perdu le souvenir de mon prix Vitet ; pour se rafraîchir la mémoire, il a consulté le dernier rapport de la séance publique de l’Académie et a paru prendre connaissance pour la première fois du passage qui me concerne et il a déclaré qu’il le trouvait beaucoup trop effacé ; il me considère comme célèbre et il admire mes poésies parce qu’il y trouve la bonne tradition française, du relief dans la simplicité d’expression. Enfin j’ai une peur affreuse qu’il ne m’ait pris pour Béranger enfant. Au demeurant, gentilhomme plein de la grâce des vieillards d’esprit ; il m’a promis de me rendre visite et il s’est excusé de ne pouvoir me faire lui-même un article dans les Débats à cause de sa retraite de critique, mais il se propose de me recommander à un des critiques de la maison, afin que mes ouvrages soient étudiés soigneusement.

Il m’a parlé de Virgile et d’Horace. Il a fait convenir Nisard des manques de transition ( ! ! ! ) qui existent dans certaines odes d’Horace. Il lit trois pages de latin chaque matin pour se sustenter l’esprit. Il cite beaucoup ; il m’a accueilli avec une phrase de Virgile d’une gracieuse allusion. En sortant de chez lui, j’ai secoué un peu de poudre fine qui semblait avoir couvert toute ma personne et je me suis assuré que nous étions en 1878. Je suis allé ensuite chez Gaston [Paris], et j’y ai trouvé tous ses habitués du dimanche, entre autres Boissier, fertile en anecdotes académiques, et Taine. Il n’y a jamais eu d’académicien plus heureux d’être immortel que Boissier ; cela prouve qu’il n’y a aucun