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répondre par l’affirmative, avec ce tempérament de rêveur (ou, plus exactement, de joueur) héroïque que nous révèlent à la fois son œuvre et toute l’étrange et navrante aventure de sa vie. « Eh bien ! a dit alors Henriette Vogel, ce service que j’attends de vous, c’est de me tuer ! Les souffrances que me fait endurer mon mal me sont devenues intolérables, et il m’est impossible de vivre plus longtemps ! » Puis, comme si elle se ravisait, mais en fait pour être plus sûre de parvenir à ses fins : « Mais non, à quoi vais-je penser en vous demandant cela ? Ne suis-je pas folle de supposer que vous allez consentir à une chose de ce genre ? Il y faudrait un homme, et je sais trop qu’il n’en existe plus sur la terre !… — Pardon, vous pouvez compter sur moi ! — a aussitôt répondu Henri de Kleist. Je suis un homme, et qui tient sa parole. »


Et il a tenu sa parole, comme l’on sait. Toute l’Allemagne a pieusement célébré, le 21 novembre passé, le centième anniversaire du « service d’amitié » rendu par lui à Henriette Vogel en lui trouant le cœur d’un coup de pistolet, avant de « se faire sauter la cervelle. » Reste seulement à savoir comment et pourquoi ce jeune poète de trente-quatre ans a pu se décider à sacrifier ainsi une vie qui, pour pesante et douloureuse qu’elle ne pût manquer de lui apparaître, ne lui en demeurait pas moins passionnément chère, — bien plus chère, sans aucun doute, que l’insignifiante petite créature à laquelle il semblait l’avoir sacrifiée. Car assurément l’amour n’a été pour rien dans sa résolution : non plus qu’il n’avait pu jamais jouer un rôle bien sérieux dans toute l’existence antérieure d’un écrivain que sa nature contraignait fatalement à n’aimer que soi-même, ou, plutôt encore, à n’aimer que les chimères de son cerveau toujours en travail. On a découvert, il est vrai, une sorte d’hymne ou de dithyrambe en deux strophes où Henriette Vogel et lui, durant les semaines de folle exaltation qui ont précédé leur mort, s’étaient amusés à accumuler une foule d’images traduisant l’excès, — tout « cérébral, » — de leur affection réciproque. La première strophe, écrite par Kleist, commençait ainsi : « Ma Riette, mon petit cœur, ma petite colombe, mon bien et mon trésor, mon château, mon domaine, ma prairie et mon vignoble, soleil de ma vie, soleil, lune, et étoiles, mon ciel et ma terre, mon passé et mon avenir !… » Après quoi Mme Vogel, à son tour, reprenait sur le même ton : « Mon Henri, mon parterre de jacinthes, ma mer de délices, mon matin et mon soir, ma harpe éolienne, ma rosée, mon arc-en-ciel, » etc. Mais en regard