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LA VOCATION PAYSANNE ET L’ÉCOLE.

tement, durement poursuivie et façonnée par des ouvriers qui étaient du village, dont le sang coule dans leurs veines, dont ils portent les noms, qui comme eux parlaient patois, qui habitaient les mêmes maisons, passaient tous les jours sur les mêmes chemins, travaillaient les mêmes champs. N’est-ce pas le vrai moyen de donner à ces enfans le sentiment de la solidarité, de faire naître en eux des fiertés qui se transformeront en énergies, d’attendrir leurs jeunes cœurs à l’idée du devoir social, qu’on rendrait ainsi présente, saisissable et vivante ?

L’efficacité de cette méthode d’enseignement est certaine, et nous l’avons essayée plus d’une fois avec succès. Il y a peu de temps je voyais entrer dans mon cabinet un homme, prématurément vieilli par la fatigue et tordu par le métier. Il me dit son nom, et, comme je ne le reconnaissais pas : « J’ai beaucoup changé depuis le jour où vous nous racontiez l’histoire d’Henri IV que je n’ai pas oubliée. » Il n’avait pas oublié en effet le conte que trente ans avant je m’étais amusé à faire un jour devant un groupe d’enfans attentifs.

Sous le manteau de la cheminée d’une vieille maison du village, j’avais fait asseoir Henri IV et Sully, encore jeunes ; ils étaient venus consulter une sorcière renommée qui leur prédit tous les événemens du règne futur, même sa fin tragique. Le Roi n’y voulut pas croire, et malheureusement il renvoya la vieille avec une pièce blanche, sans y ajouter la formule consacrée qui, prononcée en patois, préserve du mauvais sort. On pense bien qu’Henri IV parlait patois, au grand déplaisir de Sully qui n’en saisissait pas toutes les nuances, à la grande joie de mes auditeurs qui en triomphaient. Bien qu’en pleine Gascogne, mon affabulation n’en était pas un pur produit. Henri de Navarre et son futur ministre ont beaucoup chevauché dans nos villages ; on montre à Lectoure une maison où ils ont couché ; je ne sais plus où j’avais lu que Sully y consulta une sorcière dont les avis favorables le décidèrent à prêter de l’argent au Roi ; le sire de Rosny avait toujours de l’argent dans ses poches, car, outre qu’il était naturellement ménager de son bien, il excellait à vendre fort cher des chevaux qu’il achetait bon marché ; et ses mémoires témoignent par ailleurs que les prédictions astrologiques de son précepteur Labrosse soutenaient sa foi dans la fortune de son maître. Mais, même