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fut plus sérieuse. A la mort de Tocqueville, quelques amis pensèrent à lui pour remplacer ce généreux représentant du libéralisme. En 1860, l’Académie se piquait d’être libérale : avec le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, elle était, sous un gouvernement absolu, un des refuges de la liberté. On n’y attaquait pas directement l’Empire, mais on ne s’y faisait pas faute d’allusions malicieuses, on y célébrait volontiers les mérites et les bienfaits du régime parlementaire ; on tenait à distance les candidats attachés au gouvernement qui, dans leur discours, auraient peut-être eu la tentation de le louer. Par ses relations avec les anciens membres du Parlement qui peuplaient l’Académie, par l’indépendance de son caractère et de ses articles, par les opinions libérales qu’il exprimait chaque fois qu’il touchait à la politique ; Cuvillier-Fleury paraissait bien placé pour recueillir les suffrages des académiciens. Il le croyait du moins et il aurait sans doute réussi si, à la suite de la guerre d’Italie qui avait mécontenté le monde conservateur et catholique, l’idée n’était venue à quelques personnes de présenter une candidature religieuse pour mieux indiquer le désaccord qui s’accusait entre l’esprit de l’Académie et la politique impériale.

« Je ne suis plus assez nuancé, écrivait mélancoliquement Cuvillier-Fleury, pour représenter l’Académie dans son opposition à la politique du gouvernement ; il faut un papiste, n’importe lequel, pourvu qu’il ait un général qui soit à Rome. Mon général, à moi, est à Twickenham, ce n’est pas assez. » Quoique le candidat évincé exhalât sa mauvaise humeur, il n’avait pas le droit de se plaindre du concurrent qu’on lui opposait. Ce n’était rien moins qu’une des gloires de l’Eglise, le Père Lacordaire. Le gouvernement impérial avait fermé la bouche de l’éloquent prédicateur en ne lui permettant l’accès d’aucune chaire. L’Académie lui rendait la parole, c’était de bonne guerre. Elle se donnait ainsi le double mérite d’honorer un personnage célèbre comme elle en a le devoir, et de témoigner de son indépendance. Ce fut une grande séance que celle où le protestant Guizot reçut le dominicain Lacordaire. Doux noms glorieux, une renommée universelle, dont le rapprochement indiquait la largeur d’esprit des académiciens. Protestans, catholiques, peu importait. Cela voulait dire que, si les membres de l’Académie sont parfois obligés, dans les armées maigres, de subir des noms