Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques individualités supérieures, ne l’est pas de toutes. Le génie politique et le génie militaire s’opposent aussi le plus souvent ; et pourtant, Napoléon n’a été, que nous sachions, dénué ni de l’un, ni de l’autre. Pareillement, et toutes proportions gardées, Chateaubriand a su concilier en lui deux « ordres » différens. Ne parlons pas, j’y consens, de son génie politique : si le génie n’est qu’une longue patience, en politique plus peut-être qu’ailleurs, cette vertu suprême lui a fait étrangement défaut. Mais, cette réserve faite, plus on étudiera sa vie et son rôle publics, plus on reconnaîtra, je crois, qu’il a fait, en son temps, sérieuse figure d’homme d’État. En tout cas, il est indéniable qu’il ait eu le tempérament et quelques-unes des plus rares qualités de l’homme d’action, et qu’on lui fasse tort de toute une partie de sa personnalité et de son œuvre en le réduisant à n’être qu’un rêveur et un poète. La vérité est qu’il était par essence une grande force indéterminée, capable de s’appliquer, ensemble ou successivement, mais avec une égale intensité, à des objets fort différens, et qui tantôt fusait en rêveries et en phrases harmonieuses, et tantôt en désirs précis, en volontés bien arrêtées de faire passer dans les faits un peu de son propre idéal. Mais il n’a jamais sérieusement sacrifié l’un de ses dons à l’autre. S’il était très fier de « sa » guerre d’Espagne, il ne l’était pas moins du Génie du Christianisme et des Mémoires d’Outre-Tombe. Et même, quand on le poussait, — il y a là-dessus de curieuses pages dans les Mémoires, — il déclarait volontiers qu’il est infiniment plus aisé d’être un bon diplomate qu’un bon poète.

Il m’est d’autant plus difficile de souscrire pleinement à la thèse de M. Albert Cassagne que la méthode qu’il emploie pour la démontrer me paraît assez souvent sujette à caution. Il use et abuse des conjectures. Je sais bien que nous faisons tous, plus ou moins, ainsi. Si consciencieux que nous soyons, — et l’enquête de M. Cassagne a été très consciencieuse, — nous n’atteignons jamais, en histoire, que des lambeaux de certitude ; l’entre-deux nous échappe, et bon gré, mal gré, nous le remplissons par des hypothèses. Encore faut-il cependant que ces hypothèses aient un certain air de vraisemblance et reposent sur des faits minutieusement prouvés et contrôlés. Or les hypothèses de M. Cassagne ne sont pas toujours de cette espèce. Il a sa thèse à établir et, pour la faire triompher, rien ne lui coûte. Il a vite fait