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À force de les voir et de les étudier en fonction de leur époque, de restituer autour d’eux les innombrables circonstances, presque toujours inaperçues d’eux-mêmes, de leur vie morale et de leur action, nous finissons par oublier leur existence propre, et par dissoudre le plus clair de leur personnalité dans l’impersonnalité ambiante ; la richesse du cadre nous fait perdre de vue non seulement la beauté, mais parfois jusqu’à la réalité du portrait. Rien de plus facile, à la distance où nous sommes, que de voir les raisons utilitaires qu’a eues — finalement — Chateaubriand d’écrire le Génie du Christianisme ; rien de plus aisé que de noter les signes précurseurs d’une renaissance religieuse qui semblait appeler et rendre comme nécessaires une Apologie nouvelle et un nouvel apologiste. Mais quand, la plume à la main, nous nous livrons à cette analyse, ne sommes-nous pas la dupe d’une sorte de mirage rétrospectif ? N’oublions-nous pas, ne négligeons-nous pas, de propos délibéré, tous les signes, tous les faits contraires, toutes les virtualités divergentes ? Il y a dans l’histoire comme dans la nature une foule de germes qui avortent. Cette renaissance religieuse s’est produite, soit : mais s’est-elle produite sans résistance ? et si le Concordat n’avait pas été promulgué, aurait-elle pu se produire ? Le Concordat lui-même était-il un fait nécessaire ? Et la volonté de Napoléon n’a-t-elle pas eu à briser bien des difficultés qui auraient pu paraître insurmontables ? La réalité de l’histoire est plus mêlée, plus complexe, plus enchevêtrée, plus obscure que nous ne la construisons après coup. Aucun de ceux qui s’y sont fait un nom n’a pu, à un moment donné, avoir la certitude, en agissant d’une certaine manière, que son action aura l’avenir pour elle. En fait, au moment de la « conversion » de Chateaubriand, en 1798 ou 1799, il était impossible de prévoir le Concordat, le rétablissement du culte, la renaissance religieuse : le contraire même était beaucoup plus vraisemblable. Des vœux de persécutés, des espérances d’émigrés ne pouvaient constituer, pour un esprit prudent et « politique, » une base d’action suffisante ; il fallait, pour s’en contenter et pour y asseoir sa fortune, un acte de foi singulièrement hardi et d’ailleurs invérifiable ; il fallait parier, pour tout dire. Plus simplement, il fallait suivre l’inspiration de sa conscience, et, sans se désintéresser assurément des conséquences pratiques, pour le reste, « laisser l’aire aux dieux. » C’est ce qu’a fait Chateaubriand : il nous le