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Sur la question de savoir si l’Amélie de René n’est pas, à peine transposée, la Lucile de l’histoire, M. Jules Le maître, qui est, comme toujours, la loyauté et la sincérité mêmes, apporte un document considérable, et qui, j’en ai peur, ruine à peu près complètement les rapprochemens auxquels il s’est lui-même livré. C’est une lettre de Louis de Chateaubriand, le neveu du grand écrivain, à sa tante, Mme de Marigny : elle est datée du 10 octobre 1848 ; et l’on y lit ceci : « Ce qui, dans ce que je connaissais de l’ouvrage (les Mémoires d’Outre-Tombe) m’affligeait le plus était ce qui concernait ma tante Lucile. J’étais si fortement inquiet à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques années pour lui exprimer que le tableau que son imagination traçait compromettrait une sœur très pure. Il m’a demandé, lorsqu’il m’a revu le lendemain, si j’étais devenu fou, m’assurant qu’il n’y avait rien dans ses écrits qui fût de nature à donner atteinte à la pureté de sa sœur et à la sienne… » Voilà, ce me semble, un témoignage décisif, et qui nous donne heureusement tort à tous, ou presque tous. Si les soupçons ou les craintes que le récit des Mémoires rapproché de celui de René nous faisaient concevoir avaient eu dans la réalité le moindre fondement, quelque grande qu’on fasse en Chateaubriand la part de l’inconscience, il ne me parait pas possible qu’il ait eu, en face de son neveu, l’attitude énergiquement indignée que celui-ci nous rapporte. Qu’il ait prêté à son héroïne quelques traits du caractère de sa sœur, cela me semble non seulement probable, mais certain[1] ; mais le « cas » d’Amélie reste une fiction poétique, une fiction d’ailleurs malsaine, mais une fiction. Chateaubriand reste moralement coupable de l’avoir écrite, et, peut-être, de l’avoir conçue ; il l’est encore de nous avoir, sans du reste le vouloir, donné le change à cet égard ; mais il l’est, au total, moins que nous ne le pensions. Quand je lisais jusqu’ici sous la plume de M. Lanson : « Chateaubriand s’y donne (dans René) le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux, » je

  1. Il résulte d’un récent article de M. E. Herpin sur Chateaubriand et sa cousine, Mère des Séraphins (Annales romantiques, mars-avril 1912) que la scène de prise de voile d’Amélie dans René aurait été inspirée à Chateaubriand par la prise de voile de cette cousine. — Nous devons à M. E. Herpin un livre intéressant sur Armand de Chateaubriand, correspondant des Princes entre la France et l’Angleterre (1768-1809), d’après des documens inédits, 1 vol. in-8 ; Perrin, 1910.