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les accapareurs. Partout des suspects et partout des traîtres. Les pantins, crue Brotteaux découpe pour l’amusement des enfans, sont suspects. La fille de joie qui fait son métier rue Fromenteau trahit la République. C’est la bêtise à la base de la cruauté.

Et sans doute Évariste ne songe qu’au bien général et à l’intérêt de la République. A l’occasion pourtant, et toujours comme d’autres, il ne se fera pas faute de mettre le terrible instrument dont il dispose au service de ses rancunes personnelles et d’en faire un moyen de vengeance privée. Il s’est logé dans la tête que le séducteur de sa maîtresse devait être un aristocrate, et qu’il le retrouverait un jour à la barre. Il n’y manque pas. Un certain Jacques Maubel, ci-devant, ayant été amené au tribunal, il se persuade que c’est son infâme rival ; et il l’envoie à la guillotine pour venger son amour humilié en même temps que la patrie offensée. Il est prêt à dénoncer sa sœur s’il apprend que celle-ci est rentrée en France, malgré la loi sur les émigrés : car la nature perd ses droits sur cet amant de la nature. Sa bonne femme de mère, obligée d’ouvrir les yeux à la réalité, prononce le mot : C’est un monstre. Ayant à juger son propre beau-frère, il ne se récuse pas, car les deux Brutus, eux non plus, ne s’étaient pas récusés quand il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif ; mais il verra, dressée devant lui, au sortir de l’horrible séance, sa sœur lui cracher au visage. Désormais possédé par une sombre démence, Evariste n’est plus un homme : c’est un maniaque, un malade torturé parle délire. « Vingt fois dans la nuit, il se réveillait en sursaut dans un sommeil plein de cauchemars… Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla brisé d’épouvante et faible comme un enfant… Ses cheveux, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d’un voile noir : Elodie, au chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches, » — comme Electre essuyant l’écume qui souille la bouche de son frère en proie aux Furies. Évariste est complètement fou. Et il continue à siéger, à juger, à condamner, à disposer de la vie et de la mort des hommes…

Rétrécissement et déformation du cerveau, niaiserie sentimentale, humeur noire, manie du soupçon, instinct de vengeance, vanité, déséquilibre mental, folie du sang, — en deux mots : sottise et méchanceté, — telle est la psychologie du personnage. Elle nous fait irrésistiblement songer à cette « psychologie du jacobin » que Taine a tracée jadis avec tant de vigueur et qui lui a été reprochée avec tant d’âpreté. Par d’autres moyens et par d’autres procédés, le romancier aboutit aux mêmes résultats que l’historien. Les conclusions sont les mêmes. Et