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sombre angoisse qui ferait songer à une joyeuse chanson transcrite en ton mineur, et revêtue des poignantes modulations d’une marche funèbre. Et pareillement on ne saurait concevoir l’impression désespérée qui s’exhale des trois ou quatre petits poèmes composés par Cowper durant la même période. Le dernier de tous s’appelle Le Naufragé. L’auteur y décrit, en des vers d’une grâce mélodieuse, l’aventure d’un matelot perdu au milieu de l’Océan, — aventure que ses gardiens viennent de lui lire dans les Voyages d’Anson :


Aucun poète ne l’a pleuré : mais la paire — de récit sincère, — qui nous dit son nom, sa qualité, son âge, — est tout humide des larmes d’Anson. — Et les larmes versées par les poètes ou les héros — ont le pouvoir d’immortaliser les morts.

Quant à moi, je ne projette, ni ne rêve, — en décrivant son sort, — de donner à ce thème mélancolique — une durée impérissable. — Mais le malheur se plaît toujours à découvrir — sa ressemblance dans d’autres cœurs.

Aucune voix divine n’a apaise la tempête, — aucune lumière propice n’a brillé, — lorsque, privés de tout secours efficace, — nous avons péri, lui et moi, seuls tous les deux ; — mais moi sous une mer bien plus rude que lui. — et englouti dans des abîmes autrement profonds !


Oui, mais, à l’exception de ces périodes de crise, je serais tenté de croire que peu d’hommes ont été plus satisfaits de leur sort, plus agréablement insoucians et gais, en un mot plus heureux, que ce tragique martyr de la destinée. Non seulement ses poèmes nous enchantent surtout par l’incomparable belle humeur dont ils sont pénétrés, — les poèmes les plus « sourians » qu’ait jamais produits la littérature anglaise : c’est aussi par leur sourire ingénu et charmant que ses lettres se sont assuré la place qu’elles occupent désormais dans cette littérature, — et qui est incontestablement la première de toutes, à moins que l’on réserve celle-ci pour les lettres de cette autre victime du sort que fut l’éternel moribond de Menton et de Samoa, Robert-Louis Stevenson. Une nouvelle édition de ces lettres de Cowper vient précisément d’être publiée par la librairie Macmillan : elles sont fameuses, dans leur pays, au même degré que chez nous les lettres de la marquise de Sévigné ; et peu s’en faut que leur lecture, dans le nouveau recueil, m’ait procuré un plaisir égal à celui que m’apportent toujours les expansions maternelles de l’aimable châtelaine de Livry et des Rochers. Ou plutôt je n’ai rien retrouvé, chez le poète anglais, de la profonde sagesse de Mme de Sévigné, écho d’une âme qui a très profondément connu tous les modes divers de l’amour et de la souffrance. Comparées aux lettres de