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PETITE GARNISON MAROCAINE.

enceintes étayées par les masses carrées des bastions qui projettent des ombres dures. Nid inviolé des pillards, citadelle formidable de caïds rebelles, tel apparaît l’ancienne résidence des fils de Chafaï.

Mais l’aspect change à mesure que la distance diminue. La ville immense n’est plus qu’une cohue de bâtisses en terre, semées sans ordre au milieu des noualas. Dans les enceintes quadrangulaires, des plaies béantes trouent les tours découronnées, les murs chancelans. Nul gardien ne veille sur la porte voûtée du mers dont le sol, évidé par les cachettes d’innombrables silos, n’abrite plus les charges de grains amenées par les collecteurs d’impôts ; nulle harka n’attend derrière ses remparts le signal d’entrer en campagne contre une tribu dissidente : nulle meule ne bourdonne dans le moulin où deux arches en briques, de six mètres d’ouverture, attestent la science des maçons du temps jadis. Des corbeaux, des tourterelles, des émouchets animent seuls les recoins sombres des corps de garde, les crevasses des huit tours dont les masses carrées ont encore une fière allure et soutiennent les huit cents mètres de murailles qui protégeaient les richesses du Maghzen.

Vus « le près, les ravages du temps apparaissent rapides et sûrs. Les orages de l’hiver font couler en boue rougeâtre la terre des enduits, arrondissent les angles, obstruent les meurtrières, effacent les créneaux. L’eau qui s’infiltre agrandit en brèches les fissures du pisé, ronge les soubassemens, transforme une œuvre gigantesque en chaos minable, d’où la poésie des ruines disparait avec le beau temps. Comme les hameaux pyrénéens, les paillotes annamites, les villages malgaches ou les agglomérations chinoises, les manifestations éphémères de l’architecture arabe ont besoin de soleil pour se montrer en valeur ; et les « impressions d’Orient » du touriste se muent en tristesse infinie sous un ciel pluvieux.

Cependant, à deux cents mètres du mers, par-delà les cases rudimentaires où les pionniers de la civilisation française abritent leurs tables de « bistrots » et le capharnaüm de leurs bazars, la kasbah des Ouled-Chafaï étale ses constructions massives et ses remparts intacts. De l’autre côté d’un vallon, la maison neuve d’un caïd la domine, et ses étages qui s’élèvent symbolisent la puissance qui grandit sur la ruine du passé. Le contraste entre la civilisation envahissante et la routine