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PETITE GARNISON MAROCAINE.

la mort dans les cours et dans les couloirs. On sentait qu’une intelligence méticuleuse avait étudié toutes les hypothèses d’un assaut brusqué ; on devinait que toutes les préoccupations du bien-être s’étaient effacées devant la prudence avertie du guerrier. Des parapets de moellons dessinaient de vastes places d’armes autour de l’enceinte ; chaque pan de mur cachait un piège ; des barricades transformaient en culs-de-sac les dédales des chemins de ronde ; des banquettes colossales pour deux rangs de tireurs montaient jusqu’au faite des murailles, et des meurtrières menaçantes surveillaient les moindres recoins. Mais l’ingéniosité des « commandans d’armes » ne s’était appliquée qu’à ces préparatifs belliqueux. Elle avait dédaigné, comme une concession au confortable indigne des vieux durs-à-cuire africains, les ressources que le Service du Génie procurait, avec une générosité relative, pour l’amélioration des casernemens. Chefs et soldats savaient qu’ils vivaient en nomades, qu’un ordre inopiné pouvait les envoyer plus loin, vers le Nord, sur les confins de la Chaouïa, sur la route de Fez, pour y remplacer des garnisons affligées de la même instabilité. La passion du changement, qui semblait animer l’État-major, ballottait ainsi les troupes, comme si l’autorité suprême voulait faire visiter successivement à chacun toutes les régions du Maroc. Cet incessant chassé-croisé, qu’aggravait le fatalisme ambiant, expliquait la misère de postes où des militaires plus stables, comme dans nos lointaines colonies, auraient habilement combiné la main-d’œuvre des indigènes avec l’esprit inventif des Européens.

Depuis deux ans que les détachemens hétéroclites se remplaçaient à Dar-Chafaï, un prélart éphémère et coûteux servait de toiture à la boulangerie ; nul lavabo n’invitait les soldats aux soins élémentaires de la propreté corporelle ; les paillasses étendues sur le sol exposaient les dormeurs aux morsures des rats, aux caresses des serpens, aux piqûres des scorpions, qui pullulaient dans les vieux murs ; à trois kilomètres de la kasbah, près d’un puits peu profond, quelques pierres plates enfouies dans une vase infecte, d’où montait la fièvre, représentaient le lavoir. Des trois puits, profonds de trente mètres, qui alimentaient la kasbah au temps des Chafaï, un seul pouvait être utilisé par la garnison. Et ce puits, lui-même, attestait une routinière insouciance. Jadis, avant la révolte des Beni-Meskine, une énorme noria, mue par un chameau, faisait circuler dans une canalisa-