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vers mauvais gâte un vers admirable, un sentiment exquis tourne en sensiblerie : on aimerait plus d’égalité, on aimerait surtout que les inégalités fussent moins nombreuses dans les derniers recueils. — C’est un procédé louable que de rechercher les expressions locales : c’est un excès fâcheux que d’abuser des mots de terroir, au point d’ajouter un petit lexique toscan-italien à la fin d’un volume de vers. — Quoi donc encore ? Parfois, un certain manque d’harmonie entre l’inspiration et le rythme : il arrive que la terza rima paraisse une forme un peu ample pour la pensée qu’elle recouvre, et s’adapte mal à des mouvemens brusques et saccadés. Si bien qu’en somme, il reste vrai que Pasoli s’est répété plus qu’il ne s’est, développé ; et qu’il peut donner l’impression d’être pauvre en chefs-d’œuvre par son abondance même.

Mais quand on allongerait encore la liste de ces critiques, son originalité n’en serait pas diminuée. Point n’est besoin d’être un poète parfait pour être un grand poète ; il suffit que, que dans le chœur innombrable des auteurs, on ait fait entendre une note nouvelle, digne de demeurer. Or ce mérite lui est acquis. À côté de Carducci le violent, s’inspirant de l’histoire, et trouvant dans la comparaison du passé ; avec le présent la source de perpétuelles indignations, Pasoli a prêché la mansuétude. À côté de d’Annunzio le voluptueux, dont l’acre désir de jouissance imprègne toute l’œuvre comme un parfum malsain, Pasoli a dit le charme de la famille et la douceur du foyer ; et, refusant une place à l’amante en ses vers, il a peint la tendresse délicate et pure de la sœur. Et ce faisant, il n’a pas seulement repris et vivifié une des meilleures traditions de la littérature italienne, celle de Manzoni : il a exprimé nos sentimens profonds. « Je voudrais vous inviter à venir avec moi à la campagne… » Ce goût de la vie simple et saine, qui ne l’a éprouvé, en nos jours fatigués ? Cette voix des morts, cette voix dont on n’entend pas distinctement les paroles, parce que ceux qui les veulent prononcer « ont la bouche pleine de terre, » ceux-là seuls ne la connaissent pas, qui n’ont jamais eu de deuils. Sa chanson rustique et sa chanson triste, entremêlant leurs thèmes, se fondant en une seule mélodie, restent inimitables. Il y en a de plus harmonieuses, et surtout de plus sonores : il y en a peu qui soient capables de trouver autant d’écho dans les cœurs.