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appris, dans la lutte, dans la vigilance perpétuelle, dans le danger quotidien, à se garder du pathétique.

J’écoutais X… et croyais le voir encore à Fès, dans la maison mauresque où nous l’avions connu et sur la terrasse de laquelle nous avions si souvent, le soir, essayé d’imaginer la destinée proche et mystérieuse de la ville du silence, toute blanche dans ses murailles, sous le cirque de monts et de forêts, d’où montait, à l’heure où sonne chez nous l’Angelus, la voix stridente du muezzin.

Je dis à X… :

« Ainsi, vous et les autres Européens, vous désespériez d’être secourus ? »

Il répondit :

« Oui, nous n’avions aucune nouvelle, la pression des tribus autour des vieux murs qui serrent la ville était toujours plus forte, plus serrée, le Maghzen ne se défendait pas, nous ne savions rien de la marche de la colonne de secours, nos rakkas ne passaient plus. »

Il se tut, hésitant un instant, et dit : « Savez-vous quand nous avons perdu espoir ? Un jour j’ai fait venir Hadj’ Ali. C’était son tour. Je voulais tenter de communiquer avec Tanger. Je dis au rakkas : « Quand peux-tu être revenu ? » il me dit en arabe : « Si je ne suis pas là dans huit jours »… et il fit avec ses deux mains le signe de se trancher la tête. On savait que des têtes de rakkas avaient été vues hissées au sommet des tentes des chefs de tribu. Il prit ma lettre et la colla dans la semelle d’une de ses babouches. Il partit avec son air de chien en quête qui flaire la route, le gibier, les trous, les pièges, il partit de son pas glissant. Vous souvenez-vous, madame, de ce que vous disiez : « une pierre qui roule. »

Un silence se fit, je compris et dis : « Et Hadj’ Ali n’est pas revenu ? »

« Hadj’ Ali n’est pas revenu, » dit notre ami de sa voix brève. Quand on prit le camp des révoltés, sur la tente du chef, la tête de Hadj’ Ali fut reconnue piquée au poteau du centre. »

X… se tut : les flammes dansaient dans la cheminée, et chacun de nous y lisait ses pensées et ses souvenirs en silence.

Et, tout d’un coup, j’eus la vision triste des grandes plaines nues, incendiées de soleil ou ravagées des pluies et des vents de l’Atlantique, la vision des larges sentes incertaines que le