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cienne mode, qui s’occupait beaucoup moins d’échafauder sa propre fortune que de veiller aux intérêts de sa clientèle. Ses jeunes confrères souriaient de lui entre eux, puis l’élisaient président de leur Chambre à l’unanimité.

Il avait été, deux fois, maire de Saint-Chartier et avait déployé pendant ces huit années un tel zèle d’administrateur qu’une cabale s’organisa entre gens que cette paix contrariait. Un cafetier braillard lui avait succédé à la mairie, mais on continuait de venir consulter M. Bourin à la moindre difficulté. Sa vanité, certes, était flattée ; son désir d’être utile et sa passion de « tirer les choses au clair » y trouvaient surtout leur compte.

Ce matin-là, Maître Bourin fut, comme à l’ordinaire, ponctuel, il salua sa fille de son mot habituel : « Bonjour, petite, » il dénoua et déplia sa serviette avec ses gestes de tous les jours, il apetissa ses yeux pour son regard circulaire de vérification ; la jeune fille remarqua tout de suite le sourcil froncé de son père. Maître Bourin était préoccupé. Le trouble de Marthe s’en accrut. Le repas fut silencieux. Maitre Bourin n’était pas un très gros mangeur. Sans considérer les repas comme une corvée, — il était d’avis qu’on devait s’appliquer dans les moindres actes de la vie, — il n’aimait pas « les entr’actes entre les plats, » ni les conversations oiseuses qui « retardent la mastication. » Aussi répondait-il volontiers par des monosyllabes et réclamait-il les objets par leur nom sans se donner la peine inutile de construire une phrase : « Sel… Fourchette… Cornichons… »

Marthe avait l’appétit de ses vingt ans ; mais, aujourd’hui, sa gorge serrée, la fièvre qui martelle ses tempes l’empêchent de manger. Elle attend le regard de son juge, l’éclat, la scène, le verdict. Rien ne vient. Ce sera pour le dessert.

M. Bourin frappe sur son assiette tandis qu’il pèle un fruit :

— Café !

Comme il est pressé ! Il porte à ses lèvres sa tasse fumante, noue sa serviette rapidement. Le voici debout. Marthe toute blanche est reprise de son tremblement de la nuit.

— M. Darmond m’a fait demander d’être à midi chez lui ; je pense être rentré à une heure. Si l’on me demande, que l’on fasse attendre. Adieu, petite.

M. Bourin en trois enjambées fut à la porte. Il la tira derrière lui bruyamment. Il était parti. Marthe respira profondé-