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mais qui s’animait d’une étrange vivacité pour parler des problèmes qui le passionnaient, et aussi les yeux. Plutôt petits, bruns, sous des sourcils irréguliers, souvent animés de mouvemens rapides, on y pouvait lire le reflet de la prodigieuse vie intérieure qui sans repos anima son puissant cerveau. Le regard était distrait et bienveillant, plein de rêverie et de finesse, et le lorgnon en adoucissait à peine la profondeur aiguë. Sa myopie, mal corrigée par les verres qu’il portait, contribuait encore à lui donner cet air absent qui faisait dire aux gens du monde : « Il est dans la lune. » La vérité, c’est qu’il était souvent beaucoup plus loin…

La légende s’est emparée de lui bien longtemps avant sa mort et lui attribue une foule de traits dont plusieurs avaient déjà été il y a un demi-siècle mis sur le compte d’Ampère, dont beaucoup d’autres sont erronés, et dont quelques-uns même sont exacts.

On a dit qu’il était très distrait : absorbé serait plus exact. Les grands penseurs sont comme tous les passionnés, esclaves du tyran intérieur qui leur obsède l’âme. Quand la méditation s’est emparée d’un homme, elle met sur lui sa griffe comme le vautour de Prométhée ; les visions profondes qui possédaient l’esprit de Poincaré ne lui laissaient point de repos ; s’il en arrivait à ne plus voir souvent les objets rapprochés et mesquins de la vie quotidienne, c’est que sa vision était sans cesse accommodée sur l’infini. C’est lorsqu’il s’occupait des choses contingentes et ordinaires de la vie, — et il les jugeait alors avec le profond bon sens qu’il mettait en tout, — c’est alors seulement qu’il était réellement distrait, si nous voulons entendre ce mot au sens élevé que lui donne l’étymologie.

Dans le discours par lequel il l’accueillit à l’Académie française, M. Frédéric Masson a spirituellement narré quelques-unes des « distractions » attribuées à Poincaré. Il a notamment raconté d’une façon fort amusante le rapt qu’un jour, inconsciemment, fit Poincaré d’une cage d’osier à la devanture d’un vannier. L’aventure est exacte, mais, renseignemens pris, Henri Poincaré n’avait que quatre ans lorsqu’elle lui advint. Combien y a-t-il d’hommes de génie, combien y a-t-il aussi d’hommes dénués de génie dont personne ne s’est jamais étonné qu’ils n’eussent point à cet âge, dans leur conduite à la promenade, la prudence de Nestor ? Et voilà qui n’est point fait pour dimi-