avait une faculté prodigieuse de passer d’un sujet à un autre disparate, de sauter, si j’ose employer cette locution vulgaire, « du coq a l’âne. » De là cette habitude qu’il avait parfois, et qui étonnait fort certains visiteurs, de se lever brusquement au milieu d’une conversation et de se promener un instant avec vivacité pour se rasseoir ensuite. « Ce sont, disait-il, des idées qui passent ! » A ce point de vue, il nous fait comprendre ce que pouvaient être le « démon » d’un Socrate, et peut-être aussi les « voix » d’une Jeanne d’Arc.
« H. Poincaré, a écrit aussi le docteur Toulouse, n’est pas passionné pour ses sentimens, et il n’est pas liant ni confidentiel. » Cela pourrait laisser croire, et certains s’y sont trompés, que, retiré dans la tour ivoirine de ses pensées, il était insensible à tout ce qui fait palpiter le cœur des autres hommes. Il est de lui une phrase hautaine et pleine d’un stoïcisme douloureux qui a pu confirmer cette impression : « La seule fin qui soit digne de notre activité est la recherche de la vérité ; sans doute nous devons d’abord nous efforcer de soulager les souffrances humaines, mais pourquoi ? Ne pas souffrir, c’est un idéal négatif, et qui serait plus sûrement atteint par l’anéantissement du monde. » S’il semblait ainsi, aux yeux du monde, se raidir contre sa sensibilité, celle-ci n’en était pas moins exquise. Mais la bonté a sa pudeur tout ainsi que la beauté. Poincaré fut assez rebelle à la familiarité des amitiés particulières, mais c’est qu’il pensait avec Renan qu’elles rendent injuste et sont souvent préjudiciables aux affections collectives. Pourtant son aménité était parfaite, même avec « les importuns qui demandent un conseil et attendent un éloge. » La famille et la patrie, ces deux cercles concentriques où la société moderne nous a habitués à enfermer nos sentimens altruistes, il les aima tendrement. Il était trop bon Lorrain pour ne pas sentir un serrement du cœur lorsqu’il pensait à la France mutilée ; quels accens mâles et mélancoliques il a su trouver pour nous parler de « cette grande douleur qui nous laisserait deux fois inconsolables, si jamais nos fils semblaient s’en consoler ! » Mais c’est surtout dans la famille, cette patrie intime qu’il montra sans contrainte la charmante tendresse de son cœur. Il apprit lui-même à lire à ses quatre enfans, et je sais sur leurs jeux, auxquels il prenait part, des traits qui évoqueraient Henri IV, s’il n’était indiscret de les rapporter ici. Combien nous voilà loin