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une chose essentiellement différente de la science des mœurs).

A certains signes, on aurait d’ailleurs pu depuis longtemps s’en douter, et notamment à ce fait que chez les individus la science et la vertu sont, pour employer le langage mathématique, des variables indépendantes, l’expérience le prouve.

Poincaré montre ensuite que la morale métaphysique ne peut s’imposer davantage, car rien ne nous oblige d’obéir à la loi générale de l’être qu’elle prétend avoir découverte plutôt qu’à la loi particulière de chacun de nous.

Reste la morale religieuse. Poincaré montre qu’elle n’est pas plus heureuse, même quand on a la foi (pour les croyans la question ne se pose pas) : « on ne peut pas démontrer qu’on doit obéir à un Dieu, quand même on nous prouverait qu’il est tout puissant et qu’il peut nous écraser ; quand même on nous prouverait qu’il est bon et que nous lui devons de la reconnaissance. »

Toute morale dogmatique, toute morale démonstrative est vouée à l’échec ; « elle est comme une machine où il n’y aurait que des transmissions de mouvement et pas d’énergie motrice. » Le moteur qui met en branle tout l’appareil ne peut être qu’un sentiment spontané, comme la pitié, la bonté, la charité…

Or dans la métaphysique il n’entre pas de sentiment. Mais s’il n’en entre pas non plus dans la religion, tant qu’elle énonce des dogmes, ou nous fait entrevoir des châtimens et des récompenses (car être moral d’une façon intéressée ce n’est plus l’être), en revanche, c’est un sentiment spontané que d’aimer ce Dieu dont elle parle, et alors sans qu’il soit besoin de démonstration, l’obéissance devient joyeuse et naturelle. Et c’est pour cela que « les religions sont puissantes, tandis que les métaphysiques ne le sont pas. »

En résumé, la morale ne peut s’appuyer que sur elle-même et la boutade de Schopenhauer reste vraie : « Il est plus facile de prêcher la morale que de la fonder. » J’ajouterais presque, si paradoxal que cela puisse paraître : il est même plus difficile de la fonder que de la pratiquer !

Il faut donc en prendre son parti : la science ne peut servir de base à une morale impérative. D’ailleurs, qu’importe ? croit-on que si le théorème du carré de l’hypothénuse réprouvait les actes indélicats, il s’en commettrait un de moins sur cette machine ronde ?