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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/765

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LES SABLES MOUVANS.

Luxembourg où elle prenait un document, elle vit la salle Caillebote, les pointillistes, les tachistes, Manet, Sisley, Renoir, la poésie des brumes de la gare Saint-Lazare, le bal public, et aussi les Gamins de la pauvre Marie Bashkirtsef, et elle fut affolée de doutes.

— Ma fille ? disait pendant ce temps-là Jenny Fontœuvre, c’est une poupée de porcelaine ; rien ne l’émeut, rien ne l’intéresse, rien ne peut l’ôter à son indifférence.

Hélène atteignit seize ans, passa son brevet à Saintes, et Mme Trousseline écrivit que la chère petite, sachant ses parens sans fortune et l’obligation où elle serait de gagner son pain, songeait à étudier pour être pharmacienne. Cette pensée fit rire aux larmes Mme Fontœuvre, mais le père approuva le projet, et la sage Hélène fut orientée vers le baccalauréat. François, lui, n’avait aucun goût déterminé. Il aurait voulu gagner beaucoup d’argent et ne rien faire. D’ailleurs, tout lui était égal. Mme Fontœuvre désira tout d’un coup, entre deux idées de tableaux, qu’il fît son droit et fût avocat. Mais quand on en parla au jeune homme, il haussa les épaules. Pensait-on qu’il serait même bachelier !

— Tu travailleras, dit la mère ; je travaille bien, moi.

— Parce que cela te plaît, maman.

— Tu crois ? Tu crois que c’est toujours drôle, la peinture ? Non, mon petit, va, je travaille par devoir.

— Oh ! le devoir !… Encore une balançoire ! Si je peux gagner ma vie avec le minimum de travail, je t’assure que je me moque bien que ce soit un devoir de travailler. D’abord, je veux être courtier en peaux d’Amérique, comme le père d’un de mes camarades qui est riche à millions.

— Courtier en peaux d’Amérique ! répéta la petite Fontœuvre, reprise du même fou rire qu’à la pensée de voir sa fille pharmacienne.

— Et Marcelle ? dit à son tour Pierre Fontœuvre, qu’en ferons-nous ?

Le moment était venu de parler en conseil de famille. Pourtant la petite fille éprouvait une difficulté si grande à révéler quelque chose de soi, qu’elle allait se taire encore, quand Mme Fontœuvre déclara légèrement :

— Marcelle n’a aucune aptitude spéciale ; nous la mettrons dans les Postes.