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livre, dès 1524, après avoir passé tout l’été à lire le manuscrit dans sa retraite à Marino, elle lui écrivait :


Je ne me sens pas plus capable de vous dire ce que j’en pense que vous ne l’êtes, prétendez-vous, de dire tout ce que vous pensez de la beauté de la duchesse. Mais comme je vous ai promis de vous donner mon opinion et que je ne me crois pas obligée de vous faire des complimens sur ce que vous savez mieux que moi, je vous dirai simplement la vérité toute nue. J’affirme, avec un serment qui prouvera la force de cette affirmation, — por vida ciel Marchès, my Señor, — que je n’ai jamais vu et que je ne crois pas voir jamais une œuvre en prose supérieure, ou même égale, à celle-là, Outre la nouveauté et la beauté du sujet, l’excellence du style est telle que peu à peu, sans le moindre heurt, nous sommes conduits sur des hauteurs plaisantes et fécondes, et que nous nous élevons sans cesse, sans nous apercevoir que nous ne sommes plus dans la plaine d’où nous sommes partis. Le sentier est si bien cultivé et orné, qu’il est difficile de dire lequel de l’art ou de la nature a fait le plus pour embellir son parcours… Je ne comptais pas en dire davantage, mais je ne puis passer sous silence un autre point qui excite mon admiration, à un degré plus haut encore. Il m’a toujours semblé que celui qui écrit en latin a, sur les autres auteurs, le même avantage que les orfèvres qui travaillent l’or ont sur ceux qui travaillent le cuivre. Si simple que soit leur travail, l’excellence de la matière est telle qu’il ne peut manquer d’être beau, tandis que le bronze ou le cuivre, si délicatement et merveilleusement travaillés soient-ils, n’égaleront jamais l’or et souffriront toujours de la comparaison. Mais votre italien moderne a une majesté si rare que son charme ne le cède à aucune œuvre latine en prose[1].


Une qualité dont elle ne parle pas, et précisément celle qui sauve ce livre, c’est la vie, — la vie d’une discussion passionnée, mettant en scène des gens qui ont vraiment existé, avec leurs traits individuels bien reconnaissables et une bataille d’idées qui s’est livrée réellement et qui a laissé à l’auteur un profond souvenir. Il nous suffira de dire quelles gens et quelle bataille pour définir le livre tout entier.

Au mois de mars 1507, le hasard fit se rencontrer au soin met du rocher d’Urbino, dans le palais aux hautes flèches qui domine la ville, quelques-uns des esprits les plus brillans de la Renaissance, et, aussi, de ses plus notoires assassins. Il y eut là, ensemble, pendant quelques jours : Pietro Bembo, l’humaniste qui fut plus tard cardinal ; Giuliano de Médicis, le bon tyran, qui dort, aujourd’hui, sous la Nuit de Michel-Ange ; Cristoforo

  1. Cité par Julia Cartwright dans Baldassare Castiglione, the perfect courtier his life and letters. vol. II.