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tête, elle lui parla de Montbarey, fit valoir ses propres griefs, montra « le cri de l’opinion » qui s’élevait de toutes parts contre un ministre incapable et taré. Lorsqu’elle vit Louis XVI ébranlé, elle aborda la grande question, le choix du successeur, et elle nomma Ségur, mais sans y insister et « parmi plusieurs autres, » à dessein de « masquer ses véritables intentions. » L’insinuation, toutefois, fut si bien entendue, que le Roi, le jour même, en entretint Maurepas. Le Mentor, pris au dépourvu, gêné d’ailleurs par l’intimité de sa femme avec la douairière de Ségur, par l’estime que lui-même, en plus d’une occasion, avait publiquement témoignée pour le candidat proposé, ne répondit que par de vagues paroles. Mais la frayeur de voir Marie-Antoinette et Necker faire un ministre de la Guerre, comme ils venaient de faire un ministre de la Marine, sans doute aussi, comme dit Besenval, « l’humeur de ce que M. de Ségur ne s’était pas adressé à lui, » le déterminaient in petto à s’opposer de toutes ses forces à la nomination projetée. Il résolut d’attendre et de mettre en usage tous les moyens que lui offrirait la fortune.

Il fut servi à souhait ; car Ségur, vers ce temps, crut devoir, contre sa coutume, venir « faire sa cour » à Versailles et remercier la Reine de ses bienveillantes intentions. Il relevait à peine d’une assez forte crise de goutte, comme il en éprouvait parfois. On le vit pâle, défait, marchant avec difficulté, se soutenant sur une canne de la seule main qui lui restait, l’air vieux et usé avant l’âge[1]. Maurepas, avec adresse, se saisit de l’atout. Il vint trouver le Roi et lui représenta qu’on lui avait donné « un conseil ridicule, » en lui proposant de confier une lourde et écrasante besogne à un homme cacochyme et criblé de blessures. Il prit prétexte de ce fait pour dénoncer l’ambition indiscrète de la duchesse de Polignac, qui, disait-il, abusait de son ascendant sur Marie-Antoinette et de la bonté de celle-ci, pour l’engager, à son profit particulier, en de fâcheuses démarches. Il se garda bien, au surplus, de défendre trop fortement le prince de Montbarey, laissa même entrevoir qu’il serait aisé de l’amener à demander de lui-même sa retraite. Il ajouta que, dans ce cas, le comte de Puységur serait tout indiqué pour le portefeuille de la Guerre.

Cet entretien donna de l’humeur à Louis XVI. Il s’expliqua

  1. Il avait alors cinquante-six ans.