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races et des civilisations, les similitudes de l’espèce. Qui se mêle de soigner les hommes doit connaître les plantes : il s’intéresse le long de la route à en rencontrer de nouvelles. Plus riche que la dore est la faune : il note la surabondance ou la rareté des bêtes, depuis les crocodiles et les hippopotames trop familiers, jusqu’à ce balœniceps-rex, l’oiseau introuvable partout, sauf dans les roseaux du Bahr-el-Gazal : il renseigne les chasseurs, ses frères, sur les animaux qui sont gibier pour l’homme et ceux pour lesquels l’homme est gibier. Enfin il est Corse, c’est-à-dire qu’il aime la nature et, en parlant d’elle, il la reflète. Dans les régions basses et leur torpeur humide, il s’attarde peu à la description d’une monotonie qui l’étouffe et ne l’inspire pas, sauf quand cette platitude laisse toute la place à la beauté du ciel : alors la plume de l’écrivain semble s’être trempée dans les couleurs parmi lesquelles le soleil couche sa gloire. Mais, à l’approche des montagnes, son style s’éveille et se vivifie. On croit voir, tant certaines lignes font image, le relief tourmenté des plateaux abyssins, les interminables pentes qui découragent l’ascension et, quand elle est finie, ces sommets dont les flancs abrupts se dérobent au regard et le précipitent, comme en une chute, au fond lointain des vallées. Les yeux du voyageur étaient aussi avides de ces paysages que sa bouche de l’eau limpide et jaillissante, où, altéré par deux années de bourbes tièdes et fétides, il s’abreuva certain jour de janvier, au premier torrent de l’Abyssinie.

Mais ce livre est surtout précieux aux Français désireux de connaître ce qui se dépensa de multiples courages et de dévouement obscur dans cette campagne africaine. Et il est d’autant plus évocateur de vérité que ce n’est pas un récit composé à loisir, que c’est un horaire où les faits de chaque jour ont été transcrits à l’instant de leur naissance et dans la succession de leur diversité. Ils parlent eux-mêmes, parlent seuls, occupent encore leur place et gardent leur apparence première, sans interpolation, commentaire ou arrangement. L’arrangement s’impose dès qu’on ne se contente pas de prendre leur épreuve instantanée et qu’on les prétend disposer en histoire. Tout historien, si véridique soit-il, met en clarté ce qu’il juge essentiel, en ombre ce qu’il estime secondaire, c’est-à-dire enchâsse les faits dans l’opinion qu’il a d’eux et où ils demeurent prisonniers. De là quelque chose d’inévitablement factice, un ordre