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c’est tout le bonheur et la liberté. Tu parles, oh ! tu parles toute seule, quoi que tu dises. Je te regarde : je ne vois personne derrière toi, personne à côté de toi. Tu es pure, pure et… absolue. » Ce jeune homme a lu trop de Mæterlinck. Son langage est façonné en manière d’énigme et son esprit est peuplé de fantômes. L’hallucination qui lui est particulière consiste à sentir toujours peser sur lui la présence et la domination de quelqu’un qui pense et agita sa place, tandis qu’il se borne, lui, à faire les gestes et à prononcer les mots qu’une voix d’ombre lui souffle : « Oui, c’est moi qui ai tenu la plume ; c’est moi qui ai formé les lettres, et, sans doute, j’étais seul à cette minute. Mais il y avait quand même quelqu’un dans la pièce. Il y avait quelqu’un auprès de moi ; et je ne parle pas de tous ceux qui attendent et qui écoutent aux portes. Veux-tu sourire et ne pas faire cette mince figure étonnée ? J’entends que ce n’est pas moi qui ai pensé les mots amassés là-dessus. Vois-tu, je ne forme pas souvent moi-même les mots et les idées dont je me sers pour vivre… » Ce quelqu’un qui est ainsi derrière lui, c’est son père. D’autres trouveraient que cela est bien naturel, et tout à fait dans l’ordre, et s’en réjouiraient. L’unique douceur pour ceux qui ont perdu un être cher, est l’intime sensation qu’il continue de vivre en eux et qu’il leur dicte leurs résolutions. Mais Robert Bailly est différent des autres, — heureusement pour ces autres. Il gravite dans le rayonnement de la gloire paternelle, et ce rayonnement le blesse. Il vit dans l’ombre de la statue, et cette ombre l’oppresse. Il souffre de n’être pour tout le monde que « le sympathique fils d’un éminent père. » Ce père, il en retrouve partout l’image. Lui partout, lui toujours ! Qui le délivrera de cette obsession ?

J’ai oublié de vous dire que, parmi les visiteurs dont la maison est encombrée, se trouve un vieillard humble et minable, porteur d’une serviette volumineuse. Éconduit de toutes les façons dont on peut éconduire un importun, il s’obstine. Il est doucement entêté. Il veut parler à M. Robert Bailly en personne : il lui parlera. Il était assis sur un coin de chaise, quand la toile est tombée sur la fin du premier acte ; il y est encore, quand la toile se relève ; et, Robert étant venu à passer, il peut s’acquitter de la mission qu’il est venu remplir auprès de lui. Elle consiste à lui remettre un paquet de lettres. Ces lettres lui ont été confiées par un sien ami, qui vient de mourir, Florent Lavaud, dont nous apprenons qu’il était peintre aquarelliste, très fort au piquet et qu’il a été en relations avec la famille Bailly. La lecture de ces lettres plonge Robert dans une violente exaltation. Je crois bien que tout le monde, dans la salle, devine quel en est le contenu. C’est qu’il est