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— C’est l’amour ! C’est l’amour ! J’aime Nicolas !

Elle ne pouvait tenir en place, se heurtait partout dans l’obscurité de sa chambre, comme un oiseau qui se débat contre les parois de sa cage. Elle suffoquait. Puis, des coups de couteau la transperçaient : Nicolas l’aimerait-il ?

Car elle voulait son amour. Il le lui fallait, entier, passionné, fou. Elle voulait être aimée comme Nelly Darche avait aimé Fabien, être regardée comme Nicolas avait regardé cousine Jeanne, un soir, à l’atelier.

Cousine Jeanne ! voilà que soudain cette pensée lui figeait le sang dans les veines. Elle allait donc lui prendre son mari ? Mais le scrupule ne dura pas longtemps. La bête féminine puissante, terrible et inconsciente venait de s’éveiller en Marcelle. Cousine Jeanne ne comptait plus. Le bonheur de Nicolas, c’était elle seule, Marcelle, qui le détenait. Elle arriverait « à lui les mains pleines de bonheur ; et elle serait la première disciple d’Houchemagne, sa continuatrice ; il lui insufflerait son génie. Ainsi le mysticisme du peintre se présentait à elle comme une volupté raffinée dont il lui apprendrait à jouir.

Le lendemain, ses parens, ses compagnes d’atelier, Seldermeyer qui corrigea son dessin, virent la même petite fille endormie, silencieuse, impénétrable qu’ils connaissaient. Elle se maîtrisait si parfaitement qu’il était impossible de soupçonner même un peu d’activité cérébrale en cette grande enfant dont tout le monde croyait que sa croissance rapide l’avait stupéfiée. À la sortie de l’École, le soir, elle descendit jusqu’à la rue Visconti, elle sonna chez les Houchemagne, mais elle ne vit que cousine Jeanne : Nicolas était sorti.

Nicolas préparait alors sa Multiplication des pains, la toile la plus considérable qu’il eût jamais entreprise, qui rappellerait, pour les proportions, les noces de Cana elles-mêmes. Jamais, lors de la conception d’aucune autre œuvre, il n’avait connu d’ivresse aussi sereine, aussi paisible. Il était parvenu au maximum de son talent, était le maître absolu de sa palette, ne redoutait plus en rien la facture. Pour la composition, elle lui était venue sans recherches, sans tâtonnemens, sans effort. Et il travaillait huit, dix heures par jour à ses études de tête, à ses croquis, sans fièvre, dans une exaltation légère et délicieuse, dans un bonheur surhumain. Entre temps, il s’appliquait à ce qu’il appelait la préparation intérieure, cherchait à