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je ne l’aime presque pas. La signification de l’œuvre n’est pas là ; et elle n’est, explicitement, nulle part. Il faut l’induire (et difficilement) de l’ensemble du poème ; un poème de solitude, de méditation secrète et qui ne trahit que les dehors, de son exubérance. Les idées que je distingue, les voici.

Christophe est l’art et est le peuple. Et il ne s’agit pas seulement d’offrir au peuple l’art comme un cadeau, comme une récompense de son labeur, mais d’affirmer que l’art vient du peuple. Christophe est l’art et est l’amour (on l’a bien vu) : l’art vient de l’immense amour populaire, de la grande âme féconde en qui germe toute l’ardeur humaine.

L’œuvre tout entière est destinée à réunir l’intellectualisme le plus fougueux et l’action la plus véhémente, ces deux fermens qui l’un l’autre s’annihilent si une volonté plus forte qu’eux ne. les combine, ne les oblige à travailler ensemble.

Et ils travaillent donc. Tel est le principe de la lutte. essentielle. Lutte et souffrance. Mais il ne faut pas « se lasser de vouloir et de vivre ; le reste ne dépend pas de nous. » Quel combat, où alternent la victoire des doctrines et la victoire du mâle instinct ! « Laisse les théories, » ordonne Gottfried ; et les théories prennent le dessus : mais elles se confondent avec la volonté.

Tout réunir, assembler même les contraires, pousser le paradoxe jusqu’à prétendre accorder les contradictoires, enfin totaliser les diverses puissances de la pensée et de la vie, les grouper sans les appauvrir et, pour les prendre toutes, renoncer à les coordonner, mais tenir en haleine leur foule confuse, voilà (autant que je la saisis) la philosophie de Jean-Christophe. Et, puisque Jean-Christophe nous est présenté comme le testament d’une génération (celle que j’ai dite), d’une, génération « qui va disparaître » ou qui, du moins, a passé l’âge de sa plus vive expansion, voilà le caractère des jeunes hommes qu’hier (ou avant-hier) nous étions.

Le diagnostic est bon. D’autres moralistes et psychologues nous ont représentés comme de fins sceptiques désœuvrés : — sceptiques, je ne dis pas non ; mais si ardens et, capables d’agir, nous ne l’avons que trop étourdiment prouvé, dès l’occasion, fût-elle médiocre, ou détestable. Le diagnostic est, ajoutons-le, flatteur. M. Romain Rolland, suivant un ancien précepte de Maurice Barrès, a mis à notre vieille jeunesse un dieu dans les bras.

Mais ne va-t-il pas nous admirer outre mesure et, signalant notre grandeur assez tragique, approuver notre folie ?…